vendredi 1 février 2002

La Transfiguration de Clarice Aquino

Lettre adressée à la chanteuse Clarice Aquino, retrouvée dans son sac après sa mort.

« Chère Clarice Aquino,
J’espère que vous lirez cette lettre.
Je veux vous dire combien je partage la violence de vos chansons. Cette violence qui se pose sur l’autre, sans pouvoir la fuir. Cet envahissement. La question des origines incertaines, ce cri secret résonne très fort en moi. Je ne sais comment vous dire cela… Avez-vous, enfant peut-être, ressentie une pareille douleur ? Je le croirais.
Je vous demande cela parce que j’ai perdu mes parents ( j’avais 5 ans) dans un accident de train ( j’ai 39 ans, mariée, 3 enfants). Depuis, cette disparition injuste m’habite. Elle me hante. Je retrouve cette perte, cette brutalité dans vos chansons. Cette absence violente est peut-être ce qui vous inspire. On dirait qu’au bout de chaque phrase de vos chansons il y a une explosion, un cri de vitre brisée.
Peut-être me trouvez-vous folle...
Je vis à Saint-Jean, une petite ville de Terre-Neuve, au Canada. Nous venons de la mer et y travaillons dans des conditions difficiles. J’ai des livres, et quelques disques pour me distraire. L’autre jour, j’ai entendu l’une de vos chansons à la radio. J’étais au garage. C’était « Gire Up ». Votre voix ressemblait à une plainte d’animal. Il y avait comme des déchirements, une noirceur, la passion de détruire des égorgements. Ça m’a rappelé la violence de la mer ici, l’hiver. La force sauvage des eaux me fait peur et me fascine. Avez-vous déjà ressentie cela ? Connaissez-vous la mer ? La mer déchaînée qui avale nos hommes partis pêcher ? Je retrouve cela dans le craquement de vos mots. Des mots simples comme un filet de pêcheur, des hameçons. Ils emprisonnent les sentiments et les vies. Dans « Gire Up » il y a ce personnage du kamikaze. J’imagine un adolescent, perdu, laissé pour compte, aux prises avec les drogues d’aujourd’hui, le chômage, l'errance urbaine, le désespoir, la détresse face à lui-même, aux siens et ceux qui l’effraient dans sa grande sensibilité. Il aime les excès, regarder la souffrance. Ses yeux fermés sur la peau de cette fille, sur sa disparition. Je connais cette fatigue proche de l’écœurement. Ce sentiment de quitter l’autre avec son odeur sur la main, dans les cheveux. Des êtres comme lui hantent nos villes. Ici certains deviennent des « serial killers » , les tueurs en série ; ou des artistes. Je crois qu’il y a un meurtrier en chacun de nous. Une noirceur qui casse tout et nous fait agir parfois. Vous ne trouvez pas ?
Vos chansons me rappellent la folie carrée des personnages d’enfants dans les romans de Faulkner. Ou certains poèmes de E.E. Cummings, un poète américain que j’aime beaucoup. Le connaissez-vous ? Les spécialistes riraient peut-être de moi. Je m’en fous. Il y a des familles partout. Malgré la souffrance, nous mettons au monde des enfants qui pleurent, rient et nous émerveillent.
Enfin…
Je voulais juste vous dire qu’il y a une femme à Terre-Neuve, qui élève ses trois enfants comme elle peut, et qui aime vos chansons. Elles me calment. Je veux dire… la colère de vos textes apaise la mienne. Elles possèdent quelque chose comme un désastre bienfaisant. Comme s’il y avait toujours ce train en moi qui déraillait et détruisait les familles du quartier. Dans vos phrases, je retrouve la vitesse de ce train qui a tout brisé. Il roule vers l’océan pour me livrer ses morts. La disparition de mes parents a l’âge de mes enfants. J’entends leurs cris à chaque nuit. J’espère que ma lettre vous parviendra. Un mot de vous ferait ma journée comme on dit.
Merci.
Carmen MacIntyre-Zimara. »
7 Beck’s Cove, PO Box 5907, St John’sNew Foundland, CanadaA1C 5X4Tel. : (709) 754-4434

Traduit de l’anglais par Rober Racine au mois de février 2002.

© Rober Racine, 2002

Aquin des écrivains, Le temps volé éditeur, Montréal, 2002, pp.92-96.