mardi 22 mars 1994

L'écriture et la musique

Pourquoi s'interroge-t-on sur la musique ? Pourquoi vient-elle nous hanter ? Pourquoi, parfois, sommes-nous si dé­munis devant son mystère, sa force ou sa durée ? Pourquoi cet élan du temps vient-il nous prendre par la main, par le cœur, pour cheminer avec nous entre !a quête et l'absolu, l'éblouissement et les larmes ? Je ne sais pas. La réponse se trouve sans doute dans la musique.
Vladimir Jankélévitch écrit dans La musique et l'ineffa­ble : « La musique n'est-elle pas une sorte de temporalité en­chantée. »
Qui sait...
Depuis plus de vingt ans, elle m'accompagne ; à la fois secrète et généreuse. Pourtant, elle demeure inexplicable... Peut-être parce qu'elle n'a pas à être expliquée, mais écoutée.
J'ai composé de la musique, j'ai joué mes œuvres en concert ; malgré cela, je reste sans mots devant l'expérience musicale. C'est comme si je devais parler de la respiration, de l'air ou du ciel-
Imaginez... L'écrivain et le ciel. Le compositeur et le ciel.
La musique a changé ma vie. Elle m'a donné le goût de la lecture et de l'écriture. Elle a été un déclencheur, une porte ouverte sur la recherche et la création. La musique m’a mon­tré la solitude, l'écoute et la réécoute. Un silence nouveau s’est présenté à moi.
À quinze ans, j'ai eu un coup de foudre pour le piano. J'ai alors exploré cet instrument avec passion. Puis, j'ai étudié la théorie musicale, la notation, lu plusieurs biographies de compositeurs. Mon choix était fait : je consacrerais ma vie à la création.
Je n'ai jamais pensé qu'il puisse y avoir un rapport par­ticulier entre l'écriture et la musique. Pour moi, c'est lié. Je ne privilégie pas un mode d'expression par rapport à l'autre. Parfois, seuls les sons conviennent à l'idée. Ou bien alors, les mots suffisent à rendre telle émotion, telle image, tel senti­ment.
C'est très étrange.
Pourquoi écrit-on un quatuor à cordes plutôt qu'une œuvre orchestrale ? Là, quelque chose nous dépasse, je crois. On joue quelques notes, un accord, naît un motif, une réso­nance, une phrase, et l'on sait, l'on sent qu'il faut telle ou telle formation. Il y a une sonorité, un mouvement, une cou­leur, une intensité à capter. On entend une masse ou une ligne. Peut-être en est-il ainsi lorsqu'un écrivain opte pour le roman plutôt que la nouvelle.
La musique offre une autre dimension, un autre temps. II y a un paradoxe en elle. Elle est double, triple, multiple. En cela, elle est très humaine puisque nous avons tous, je crois, des vies polyphoniques. Je la ressens comme une immobilité en mouvement. Un glissement imperceptible qui va du soupir à la véhémence, le temps d'un regard, d'un geste.
La musique crée des réseaux de distances infinies. Elle est à la fois très proche et très éloignée de nous. Elle surgit à tout instant dans notre mémoire, notre souvenir, notre vie.
Pourquoi, tout à coup, comme ça, se met-on à chanter, fredonner ? La musique vient nous chercher, traverse notre rythme.
Lorsque je lis (des mots), le silence me parle. Lorsque J'écris, le silence s'aligne, se déroule sur la page ou l'écran. Lorsque j'écoute la musique, la durée me parle, me touche. Elle cherche, médite ; hésitante et décidée à la fois. Elle est une tension fragile et redoutable, empreinte d'interrogation et de réminiscence. Elle exprime une simultanéité de déroule­ments divers, de vitesses quasi intemporelles.
Alors les mots et les sons se répondent. Ils s'observent, s'inventent et célèbrent. Pour certaines personnes, ils ne peu­vent vivre ensemble. Personnellement, je les sens complices. Ils s'invitent, chacun ayant son monde à cerner, à parcourir, à transcender.
Certains compositeurs affirment écrire de la musique, d'autres composent de la musique. C'est une question d'atti­tude, je crois.
Un jour, je demandai au regretté Claude Vivier comment il composait sa musique. Il me répondit: « Par couleurs. » J'ai voulu en savoir davantage. Il alla au piano et plaqua une série d'accords dans le registre aigu en me disant: « Tu vois... C'est par couleurs. »
Couleurs et mystère de la musique. Sonorités diverses de l'écriture. Soudain, il y a du sens, du non-dit à rendre visi­ble, audible. Il y a cet invisible, ces tensions et ces souffles à communiquer. II y a l'inexprimable à offrir. Une expérience limite, des mondes entr’aperçus à codifier, noter, transmettre.
Le thème L'écrivain et la musique — l'écriture et la mu­sique — m'offre l'occasion de renouer avec le souvenir d'une pratique qui reste pour moi très étrange.
J'aimerais comprendre et saisir le ciel. Je pourrais alors écrire une musique qui serait le ciel de chaque être...

© Rober Racine, 1993



La musique et l'écrivain, communications de la 21' Rencontres québécoises internationales des écrivains, Éditions de L'Hexagone, Montréal, 1994, pp. 109-111.
Communications de : Gilles Archambault, Ginevra Bompiani, Gaston Compère, Raphaël Confiant, Denise Desautels, Jean Éthier-Blais, Shusha Guppy, Oana Orlea, Fernand Ouellette, Rober Racine, Marie Redonnet, Lasse Söderberg, Judith Thurman.