vendredi 18 septembre 1998

Le Coeur du baiser

Après qu'elle eut posé un baiser sur son coeur, personne n'a tenu compte de l'exagération de son tourment. Il y avait là une courbe, un angle, une petite tension aveugle. Le pouvoir de la douleur est immense lorsqu'on ne sait pas, lorsque le temps n'est plus complice de l'acte de tuer.
Ce fut si simple. Si simple de triturer la matière de ce coeur. Cette boule de chair, ce muscle gonflé d'errance.
Il y avait un pli, un désert, une rumeur dans le vent, un souffle, un tremblement, une palpitation. Quelque chose de bizarre que les cardiologues désignent d'un terme obscur. Pas même une émotion. Des veines, des vaisseaux, l'âme à part.
On lui avait tout expliqué. Le CO2, le sang artériel, la partie gauche, la partie droite. L'ennui, la déchirure, le pouls : la lourdeur du temps posé sur soi, à la surface des poignets ou près du sein.
Elle a posé un baiser et tout s'est tu. Elle a posé ses lèvres froides sur ce coeur battant et la lame sans âme a fait son chemin, aveugle et conquérante. La courbe de l'angle a erré le temps d'une pointe, le temps d'un manche. Le temps d'une pulsion essentielle.
Maintenant ce n'est plus un objet, c'est rien. Les médecins légistes de la ville essaieront de faire concorder leurs observations, leurs supputations.
Dans quelques jours, les jurés de la salle d'audience C-217 verront cette courbe d'or comme le signe d'une passion malhabile. Un rayon de soleil égaré dans la flambée d'automne.
Plus jamais le baiser de l'autre n'aura de prise sur la peau de l'aimé. Une main, des lèvres, un souffle d'alcool, une méprise, un coup de rage. Et puis rien. Juste un meurtre. Un autre.

© Rober Racine, 1998


Trois
, Vol.13, no 2, 1998, pp. 258-259

mardi 4 août 1998

Bouddha et le chat




J'ai dû voir cette photographie pour la première fois, vers 1974-1975. À cette époque je m'intéressais davan­tage à Claude Debussy qu'à Érik Satie. Comme bien des gens, j’étais victime des idées reçues concernant Satie. « le bon maître d'Arcueil » : amateurisme, humour, titres insolites, moeurs étranges qu'on a beaucoup exagérés.
Un jour j'y reviendrai.

À l'époque, j'aimais Debussy pour le mystère de sa musique, son élégance vestimentaire, son écriture manuscrite et son regard, taciturne et énigmatique. Les photographies de Debussy me fascinaient. J'ai longtemps regardé, troublé, deux d'entre elles. La première nous le montre sur la plage de Houlgate en 1911. Coiffé d'un chapeau et tenant une ombrelle, Debussy est assis sur une chaise droite en bois, sur le sable, vêtu d'un complet trois pièces. Un regard heureux, presque rieur, bonhomme. Au loin, des gens flânent sur la plage, près de la mer. Je me disais : comme il doit avoir chaud. Et je me souvenais de sa réponse, le 16 février 1889, à la question : « Quelle est votre idée du malheur ? Avoir trop chaud. »
La seconde fut prise en 1916 à Arcachon. Debussy est accompagné de sa fille Chouchou lors d'un pique-nique. Ils sont tous les deux assis au sol dans ce qui semble être une pinède. Tous deux portent un chapeau. Debussy est amaigri, les yeux cernés par le cancer qui l'emportera deux années plus tard. Un regard défait, noir, dur. À leurs pieds traînent un boîtier à jumelles, un panier en osier, un petit sceau renversé tout près de Chouchou.
Deux photographies, deux regards, une présence de la nature : la forêt et la mer. Deux photographies où le compositeur nous regarde droit dans les yeux. Deux photographies où il ne fume pas, lui que l'on savait grand fumeur et qui répondait à la question, toujours en février 1889 : « Quelle est votre occupation favorite ? Lire en fumant des tabacs compliqués. »
Il y a peu de photographies où l'on voit Claude Debussy lire. Celles où il tient une cigarette sont nom­breuses. Il n'y en a qu'une, à mon avis, qui donne l'illusion d'avoir une cigarette aux lèvres ; celle où on le voit avec Érik Satie et une statue de Bouddha devant un miroir. Cette photographie a été prise en 1910 par Igor Stravinsky, chez Claude Debussy, avenue du Bois de Boulogne.

Pendant des années, j'ai cru que Debussy fumait une cigarette sur cette photographie. C'est une illusion. Il s'agit du reflet de son col de chemise dans le miroir.
Flaubert disait qu'il suffisait de regarder une chose longtemps pour qu'elle devienne intéressante. Plus je regarde cette photographie, plus elle m'apparaît nouvelle, changeante, pivotante. Que voit-on?
Claude Debussy regarde Érik Satie qui regarde Stravinsky (l'objectif, nous) qui les photographie en face de la statue d'un Bouddha placée devant un miroir, C’est un cercle, un réseau de regards fixes et mobiles à la fois. C'est une image complexe et riche. Ici Stravinsky s'efface, se cache, disparaît derrière, devant Bouddha. L'image nous montre des duos, des trios qui permutent et nous interpellent sans fin. Debussy-Debussy ; Satie-Satie ; Bouddha-Stravinsky ; Debussy-Bouddha ; Bouddha-Satie ; Debussy-Bouddha-Satie, etc. Il y a là des visages, des profils, des mains, des oreilles, des yeux, des nez, des bouches. Il y a surtout des reflets. Un espace fictif créé par le miroir. Voilà une photographie éminemment moderne, trou­blante. D'abord on croit voir les deux compositeurs, debout, face à face. Or, si on suit l'invitation de Flaubert on voit là un quatuor au centre duquel se tient Bouddha. Des signes mystérieux surgissent. Dépendant du tirage de la photographie, on verra sous la barbe de Satie un « L » blanc énigmatique, sinon ce sera un « I » discret, sinon rien. Sur d'autres tirages on voit clairement le regard de Debussy. Celui-ci est vif, attentif, scrutateur. Il regarde Satie et semble dire : « Toi, je t'ai à l'œil.» Le corps de Satie répond : « Je sais, je sais. Stravinsky n'a qu'à bien se tenir. Je l'ai à l'œil également. » Entre ces regards, Bouddha esquisse un sourire... Sur d'autres tirages de la même pho­tographie, Debussy est plus lointain, détaché. Son regard tombe sur l'épaule de Satie. Ce dernier ne sem­ble plus regarder la caméra. Il louche même. La main gauche de Satie, qui tient une cigarette, est minuscule, étrange. Très blanche. Sa main droite par contre, appuyée sur le manteau de la cheminée semble énorme, disproportionnée par rapport à l'autre. Les mains de Satie reprennent, allégoriquemcnt, la ren­contre des deux compositeurs.
Pendant des années, j'ai eu sous les yeux, la photo­graphie reproduite en page 154, de la monographie de Anne Rey sur Satie publiée aux éditions du Seuil. Celle-ci est cadrée très rapprochée du sujet. On ne voit pas les murs de la demeure de Debussy. Un jour, l'artiste Raymond Gervais me montra un autre tirage de cette photographie :



Là, le cadre est beaucoup plus large. Je fus surpris de voir une partie de l'ameublement, des tableaux dans la pièce où se trouvent les deux compositeurs. On remarque au-dessus de l'épaule gauche de Satie, derrière lui, dans le coin supérieur droit, de la photographie, une petite biblio­thèque sur laquelle se trouve ce qui ressemble à un chat en porcelaine. À ses côtés il y a un portrait encadré. Il s'agit d'un personnage debout, offrant son profil droit, comme Debussy. Lorsque j'ai vu ce portrait, j'ai tout de suite pensé à celui de Thelonious Monk du peintre Richard Jennings qu'on voit sur la pochette du disque Thelonious Monk with John Coltrane. Ce n'est pas lui, bien sûr, mais à chaque fois que je regarde cette photographie de Satie et Debussy, je me dis: « C'est Monk là-haut, près d'un chat. » II y a donc Debussy, Bouddha, Satie, un chat, Monk, et Stravinsky omniprésent, faisant corps avec la caméra. Ils sont tous debout, sauf Bouddha et le chat.

Satie et Debussy avaient une passion pour Flaubert. Celui-ci possédait également un Bouddha dans son cabinet de travail à Croisset. À la fin de sa vie, Monk, dans un temps immobile, quasi monolithique, vivait entouré de dizaines de chats dans la demeure de la baronne Pannonica de Kœnigswater, à Weehawken, au New Jersey en face de New York. Monk, le Bouddha dansant au piano.
Flaubert, l'homme-plume, gueula ses phrases debout dans le gueuloir de Croisset. Satie, tel un Socrate moderne, passa les vingt-sept dernières années de sa vie seul, à composer et méditer dans une petite chambre à Arcueil où nul n'entra, dit-on, sauf, peut-être, quelques animaux. Debussy, en famille, inventa une image de l'infini en musique.
Entre le sourire de Bouddha et le cliché de Stravinsky se tiennent deux hommes qui ont marqué l'Histoire de la musique française au xx˚ siècle. Deux hommes pour qui le temps a une sonorité propre. Deux regards face à l'Autre. Deux attitudes face à la contemplation.



© Rober Racine, 1998

The Acoustic Gaze Le Regard acoustique: Raymond Gervais et Rober Racine, catalogue de l'exposition du même titre. Thériault, Michèle; Oakville Galleries, Oakville, Ontario, 1998, pp. 39-40 (traduction anglaise ), pp. 41-43 (original français ).


Photos : Igor Stravinsky. 1910. Fondation Érik Satie, Paris. Remerciements à madame Ornella Volta.