dimanche 1 octobre 2000

Les yeux nus

pour Monique, Antoine et Théa

Parce qu’au fond de la coquille du strombe, il y avait quelques mots, vivant dans une rumeur chaude, que je n’ai pu percevoir avec précision, Dolorès Constella m’a regardé et dit : « Écoutez, vous verrez. Il n’y a pas de paupières au début. Écoutez encore une fois. Vous verrez, les mots ont les yeux nus au début. »
Ce matin là, j’ai eu besoin de la présence physique des livres. Je peux passer des heures, des jours, des semaines en vacances sans eux. Je peux demeurer assis, immobile comme un iguane, à regarder ce qui passe, fermer les yeux, méditer, cuisiner, marcher, être là, respirer, dans le temps, ne rien faire, tout simplement. Mais vient un jour où j’ai besoin de voir des livres.
Alors, j’ai fait le tour du petit village Comble-de-la-beauté sur cette île dans les Antilles à la recherche d’une librairie, une boutique où il y aurait quelques livres à contempler, humer, palper ou faire craquer. J’ai visité toute l’île à pieds. Je n’ai rien trouvé. Juste la mer, les palmiers, un soleil blanc, et une chaleur de près de 103 degrés Fahrenheit, sec.
Les librairies ressemblent à des cavernes ou des grottes magiques. Chaque livre est une salle. Certaine renferme des trésors, d’autres pas. Comme les stalagmites et les stalactites, certains mots, certaines phrases montent, d’autres tombent ; une émotion touche, une autre doit être touchée. Le temps a une odeur, un écho, un son, une humidité, un craquement.
Sur la petite route qui me ramenait à la maison, j’ai croisé un vieux monsieur à bicyclette. Il était vêtu d’une chemise émeraude et d’un pantalon jaune. Un sourire d’écume éclairait son visage rieur sous un regard aimant. En me voyant errer, il s’est arrêté :
― Vous cherchez quelque chose ?
― …Une librairie.
Il a ri un grand coup. Comme si je venais de lui demander où se trouvait la Place Ville-Marie. Je lui ai expliqué ce que je cherchais.
Il m’a regardé :
― Vous voulez dire la maison où dorment les livres ?
― … Oui, c’est ça.
― …Il faut aller voir Dolorès Constella, là-haut. Elle vit dans l’ivoire.
― …
Il a tourné la tête vers l’est, en direction d’une petite colline verte mouchetée de chaux.
― C’est là-haut. Dessous le ciel et son bleu. C’est tout blanc. Il n’y a rien ; juste Dolorès qui a l’âge de la température aujourd’hui.
Il est reparti en riant, nonchalamment, pédalant à un mille à l’heure. Sous son chapeau de paille, il était magnifique.
J’ai marché là-haut, vers l’ivoire.
Je suis arrivé devant une petite maisonnette recouverte de crépi blanc, telle une coquille d’œuf. Un calme bienfaisant s’en dégageait. Une porte ouverte, deux fenêtres libres. À l’entrée, épinglé sur le mur, il y avait un petit rectangle de papier de qualité sur lequel on pouvait lire ces mots en français : « Nous vous conseillons de ne pas faire relier ce volume immédiatement, mais d’attendre que l’impression soit bien sèche. Pour ce même motif, ne retirez pas les serpentes de soie protégeant les gravures avant un délais d’une année à compter de la date de parution de cet ouvrage. Le séchage des noirs profonds est lent. »
J’ai cru que c’était la chaleur.
À l’intérieur, la pièce est vide. Aucun livre, aucune table, aucun rayon, rien. Juste la fraîcheur, la douceur, le silence. Une femme, à l’âge de la température, se repose, assise sur une petite chaise qui craque. Ses yeux sont bleus, sa peau café, un sourire d’une blancheur de lune. Elle porte une ample robe rouge coquelicot. À ses pieds, déposée sur une petite feuille de bananier qui contraste avec la blancheur du sol, une coquille de strombe semble se reposer tel un chien auprès de son maître.
Dolorès Constella me regarde, moqueuse.
― Ça vous manque, hein ?
Elle fixe le coquillage puis pose un regard plein de bonté sur mon visage.
― C’est le dernier livre, ici, à Comble-de-la-beauté.
Elle voit mon étonnement, lève la tête, pose les mains sur ses genoux.
― Prenez-le. C’est en français. De la philosophie… un polar, je crois…
Je prends le coquillage, ferme les yeux et le colle à mon oreille. Un petit écho moite fait vibrer mon tympan : « Où, où es-tu ? »
Dolorès sourit.
― Alors ? Ça vous plaît ?
― C’est beau, dis-je, en ouvrant les yeux. On dirait le bout du vent qui murmure : Où, où es-tu ?
Elle incline la tête, légèrement.
― Écoutez une autre fois, lentement. Au début, il n’y a pas de paupières sur les mots.
Je tends l’oreille à nouveau : Où, où es-tu ?
Dolorès Constella voit que j’entends les mêmes paroles.
Elle chuchote :
― Au tout début les sons ont les yeux nus.
Elle fredonne alors d’une voix chaude :
― Ou… ou… Es-tu ?
Elle prend une grande respiration de bonheur et sourit à nouveau.
J’ai reposé le coquillage sur la feuille verte. J’ai regardé les mains de Dolorès sculptées comme des racines.
― Il n’y a plus de livres alors ? ai-je demandé.
― Si, celui que vous venez de déposer, là. C’est le seul maintenant.
Il y eut un long silence. Puis la rumeur océanique.
― J’ai vécu quarante ans ici en compagnie de trois cent soixante-cinq livres. Un pour chaque jour de l’année. Je connaissais seulement le titre, pas l’histoire. À chaque fois qu’un visiteur venait ici pour acheter un livre, je lui disais : racontez-moi votre vie et vous prendrez le livre de votre choix. Robinson Crusoé a été pris par un certain monsieur Maxwell Prince, un médecin légiste de Chicago. Le Rouge et le Noir par mademoiselle Evelyn Shannon, une jeune cardiologue de Perth. Et ainsi de suite, jusqu’à vous. Je peux vous raconter dans le moindre détail chacune de ces trois cent soixante-quatre vies. Ce sont mes livres maintenant. Aujourd’hui, il reste Ou… ou… Es-tu ? Si vous le voulez, il est à vous.
Je lui ai raconté ma vie.
En quittant Dolorès Constella, j’ai repensé aux paupières des mots, à leurs yeux nus. J’ai compris bien des années plus tard l’histoire du où avec une paupière et ou sans paupière. Aussi, je me suis souvenu de ce qu’elle m’avait dit, en la quittant, au sujet du petit bout de papier épinglé à l’entrée. Il lui avait été offert par un certain monsieur Blaizot, libraire à Paris. L’homme lui aurait dit que le texte résumait « d’une certaine manière » sa profession. Il serait reparti avec Les Amours d’Ovide.
Alors, je me suis dit, dans la chaleur de son âge, Dolorès Constella, cette libraire unique en son genre, celle qui offrait un livre à tout lecteur qui lui raconterait sa propre vie, cette femme, elle était la plus belle librairie du monde.

© Rober Racine, 2000


La Maison du rêve
, des écrivains rendent hommages aux libraires, sous la direction de Simone Saurens, les éditions de l'Hexagone et VLB éditeur, Montréal, 2000, pp.172-177.