dimanche 17 novembre 2002

Je serai un incident, un délai

…Monk …...
Ne me parlez plus de sérénité, de douceur, de plénitude intérieure, de renaissance ou de retour à la vie. C’est le néant sans filet, sans conscience que je veux, rien d’autre. Dans un métro, nous sommes tous des enterrés vivants. Je l’ai été à Londres, Tokyo, Vienne, Amsterdam, Barcelone, Munich, Lyon, New-York. Partout, le regard des passagers est le même. Alors aussi bien disparaître ici, à Montréal.

…de l’Église…
Je veux mourir sans la perfection du désarroi ni le raffinement du saccage. Combinée aux reflets du wagon, une lumière de rage et de révolte révélera le poids de mon corps lacéré, massacré. Je serai l’horreur d’avoir été vivante. Il n’y aura aucun repentir. Pas même celui du peintre qui masque le muscle meurtri avec un sourire de madone. Me faudra-t-il soudoyer un conducteur de train pour obtenir le pardon des gueux ? Sottise. Même le soleil n’a pas le pouvoir d’éclairer si loin. Celui qui échappe au désastre n’est libéré de rien. Je descendrai à la station Crémazie et je me jetterai en paix sur la voie survoltée, section 30+090, au pied de la murale Le Poète dans l’univers. Les vers gravés de Saint-Denys Garneau, Nelligan et Crémazie seront mon linceul. Je serai la réponse à ces mots de Saint-Denys qui m’obsèdent : « A-t-on le droit de faire la nuit Nuit sur le monde et sur notre cœur Pour une étincelle »

…Lionel-Groulx…
Je quitte la ligne verte pour emprunter la ligne orange de Côte-Vertu. Il n’y a plus de prise en moi, de refrain, d’éblouissement. Je suis triturée par le dedans, cloutée d’horreur. Je vois, sur une passerelle, le tronc d’un noyer séculaire, sans écorce, d’où émergent cinq têtes humaines enflammées. C’est l’Arbre de vie du sculpteur Joseph Rifesser. Je fends ces visages avec une hache rouillée par les larmes. Tous ces adolescents avec leurs sac à dos. Tout cet espace qu’ils nous volent. Laissez-moi devenir un mauvais souvenir. Les forces ne m’habitent plus, ni la fatigue. Le repos se disloque. Mon effondrement est complet. Il scinde mes côtes. Mes épaules n’ont plus de nom, de forme. Elles ne soutiennent plus ma tête, ni mes os. À l’intérieur des wagons l’éclairage est violent. Il s’échappe des vasques blanches et recouvre les coups de soleil de mon enfance. L’obscurité bruyante des tunnels ne peut rejoindre la nuit qui défile en moi. La suie, le charbon, le cri des vitesses entre chaque station ne peuvent teindre l’absence en moi, lui donner l’apparence des ténèbres.

…Villa-Maria...
C’est ici, au-dessus de nos têtes, qu’Hubert Aquin a fait éclater la sienne. Son geste m’accompagne. Je reste assise, les mains à plat sur mon visage. Je fais non, non, non, de gauche à droite. Pour ne plus voir, être vue, me ressembler. Mon visage est paumé. Ô toi, Margaux mon ange, ma bien-aimée Hemingway. Je ressens sur mes joues les lignes de tes mains. Je goûte la surdose de phénobarbital qui t’a tuée. Je te comprends tellement. J’arrive. Sur ma nuque les balafres des électrochocs ne peuvent arrêter ma glissade. Dans mes cheveux le pli de la fin est pris depuis longtemps. Les démêler ne me redonnera pas la vie ni la paix. Aucune brosse ne le pourrait. Je ne le veux plus. La lumière glisse sur ma chair, évite mes sens, m’érafle. Ce mois-ci mes règles ne saignent pas. Des filets de vide longent mes cuisses, dessinent chaque crampe, déchirent le bas de mon dos. Un mouvement lacère mon corps, le crible de silences qui pétillent au creux de mes ovaires. Je deviens une escarre, l’espace sali entre le quai et le marchepied du wagon.

…Snowdon…
Je dois faire un autre effort pour quitter le train et emprunter la ligne bleue, direction Saint-Michel. Je passe devant la section d’un mur de pierre placé sous verre. Ce serait le « substratum rocheux de Montréal ». Il daterait d’un demi-milliard d’années environ. Soit de la période de temps appelée Ordovicien. Je marche seule dans une pénombre aux lueurs de grès qui rappelle l’incertitude des stationnements souterrains. Au creux de mon ventre la solitude crie, aspire mes souvenirs. Sur un autre mur on rend hommage aux « taupes humaines », les ouvriers qui ont creusé le métro. J’entends : équateur à l’ordovicien moyen ; vents ; îles et volcans... Dans les mots tout est beau : la soie, un paysage, une promenade. Viennent les images, la publicité, la représentation de ces mondes artificiels, alors le charme se rompt. Surgit la musique, et c’est l’écœurement. Avec le mouvement, c’en est fait de la magie. La vérité des poussières, des ombres grasses, des aspérités de la pierre, les mailles, les fils qui dépassent, les rides de la réalité éclatent sous mes yeux. Faut-il être au-delà de tout pour oublier le réel, l’affreux instant présent qui tue mes visions ? J’aurai beau déposer tout cela sur le papier, la pellicule ou une toile, jamais je ne pourrai me perdre définitivement. Sur la voie, ces mots irrésistibles : « Danger 750 volts ».

…Outremont…
Il y a deux ans, j’ai été violée ici, un soir d’automne, près de l’église Sainte-Madeleine. Je venais de rendre visite à ma grand-mère, avenue Duverger. Deux jeunes Blancs et un Noir immense m’ont poignardée à tour de rôle avec leur sexe. Ensuite ils m’ont sodomisée avec une croix ansée. Près des stations Frontenac, Joliette ou Plamondon, peut-être, mais ici… À chaque nuit, les parois déchirées de l’anus brûlent mes os. Du coccyx au sacrum, l’effritement se profane. La douleur est si grande, aiguë. Il m’est impossible de hurler. Tant qu’il y a le cri, la vie témoigne, mais tapissée d’yeux clos, ma honte fleurit. Au-dessus du quai, il y a des anges gris imprimés sur la surface arrondie de la marquise, des vautours de ciment. Plus loin, luit la silhouette d’un homme avec de grands bras. Il ouvre son manteau. Son sexe est rouillé, maculé de sperme chimique, de calcium, de fiente urbaine. La lumière du jour plonge à travers une spirale de verre jusqu’à mes yeux. À ma droite, un réverbère de couleur sauge, cannelé à sa base, illumine la dernière nuit de Gérard de Nerval. Les gens me regardent comme s’ils savaient. D’autres m’évitent avec insistance. J’ai l’impression de vomir leur isolement, d’extraire les points noirs de leur peau souterraine. Les cloches de l’église Sainte-Madeleine sonnent au loin, dans ma tête. À l’une d’elles bat le corps d’un petit chat que j’ai étranglé avant-hier à la station Angrignon. Je l’ai attaché au battant. Ding ! Dong ! petite bête angora. Ton corps poilu virevolte dans le clocher argent du soixante quinzième anniversaire. Les gens du quartier accourent pour le baptême d’un nouveau-né. Là-haut, la mollesse de ton corps sans vie se laisse frapper, produisant un son mat, par le balancement régulier d’une robe d’acier. À toute volée, des gouttelettes de sang noir s’échappent et tombent sur le parvis, avenue Outremont. Il ne pleut pas. Le ciel est libre. Tes entrailles s’affaissent, grises, jaunes, longent tes pattes, tombent sur des planches de bois, se mêlent à la poussière, aux fourmis noires, recouvrent une vis tordue. Un baptême à cent pieds d’où j’ai été violée.

…Jean-Talon…
Mon corps doit une dernière fois changer de ligne. Je reviens à l’orange, direction Henri-Bourassa, ligne fondatrice du métro de Montréal. Sur le plancher ocre et bleu scintillent des milliers d’étoiles. Bientôt la foule des passagers, pressés d’aller nulle part, n’existera plus. Ces visages remplis de regards sont des rappels de la souffrance. Ils reviennent du marché. Poissons, volailles, agneaux, porcs, veaux et bœufs ont été écorchés, dépecés, tranchés, pesés, nettoyés. Ils gisent au fond de l’inconscient des carnivores qui m’entourent, se bousculent. Ils sont morts. Barbes et cheveux sont emmêlés dans la brutalité des décapitations quotidiennes du boucher. Le sacrifice vient d’avoir lieu. L’étonnement, les cris, l’angoisse, l’effroi sont encore chauds dans l’air irrespirable des artères souterraines. Ils collent aux vêtements de chaque usager. Les ecchymoses, le violacé des peaux découpées, les chairs tuméfiées, les viscères nauséabonds, les traces de sang coagulé croisent leurs sourcils relevés, ébahis devant ces démembrements. Sur le sol, je vois le visage d’une fillette de huit ans, la mâchoire sectionnée ; plus loin, celui d’une femme, sa mère peut-être ; là la tête d’un vieillard, il sourit presque, les yeux mi-clos, le front lisse, ses cheveux noirs attachés par-derrière. Insoutenable billard. Les têtes roulent, se mêlent aux sacs, paniers, bottes, parfums de shampooings, mains de musiciens et autres énervements d’une correspondance. Ma lettre d’adieu est écrite. Au mur, j’aperçois le dessin d’une lyre imprimé sur une plaque de tôle émaillée bleu clair, numéro 50. Au bout d’une allée montante où brillent toujours les minuscules poussières stellaires résonne la réverbération du quai. Une lueur de panique enveloppe cette station Jean-Talon. À gauche, j’entends gronder du fond de son antre, crescendo, le monstre métropolitain. Il fonce vers nous à toute vitesse. L’envie de sauter devant cette foule distraite m’excite. Une touffeur brutale accompagne les wagons bleu et blanc. Le freinage rappelle le souffle d’une baleine ou une crise d’asthme. Les portes s’ouvrent sur la cohue. Mon corps prend place. Encore deux stations et je serai un incident éternel, une statistique, une note de renvoi dans un livre de sociologie. Je provoquerai un délai. Une voix émiettée dira : « Attention à tous les voyageurs ». Je causerai un choc nerveux au conducteur. Je ferai crier d’horreur des jeunes filles, des mères et leurs enfants. Je serai une lâche, une désespérée, une libérée, une pauvre enfant. Je deviendrai la raison d’être des ambulanciers, des policiers. La voix d’une femme invisible annonce : « Prochaine station : Jarry ». Dans un coin, un jeune garçon lit l’Odyssée. En face de lui une étudiante corrige un devoir de chimie. Entre les deux je lis : « Il est interdit de franchir cette porte. » Des vapeurs de musique squelettique s’échappent de coiffures roses, vertes et noires gominées. Tout est tellement prévisible ici-bas, bruyant, aveuglant, insupportable. Trop de tout, pas assez de rien. J’ai connu le bonheur. Alors pourquoi continuer ? La parade est terminée. Je me suis follement ennuyée. Une jeune femme en uniforme prend place devant moi. Elle baisse les yeux. Elle ressemble à une consigne. Elle regarde ses mains, lit une lettre « Ne me parlez plus de sérénité, de douceur… », s’effondre. Je disparais, libérée d’un amas de chairs difformes rouges et sales, station Crémazie, pour une étincelle.

© Rober Racine, 2001


Lignes de Métro
, sous la direction de Danielle Fournier et Simone Saurens, les éditions de l'Hexagone et VLB éditeur , Montréal, 2002, pp.165-171.