vendredi 18 septembre 1998

Le Coeur du baiser

Après qu'elle eut posé un baiser sur son coeur, personne n'a tenu compte de l'exagération de son tourment. Il y avait là une courbe, un angle, une petite tension aveugle. Le pouvoir de la douleur est immense lorsqu'on ne sait pas, lorsque le temps n'est plus complice de l'acte de tuer.
Ce fut si simple. Si simple de triturer la matière de ce coeur. Cette boule de chair, ce muscle gonflé d'errance.
Il y avait un pli, un désert, une rumeur dans le vent, un souffle, un tremblement, une palpitation. Quelque chose de bizarre que les cardiologues désignent d'un terme obscur. Pas même une émotion. Des veines, des vaisseaux, l'âme à part.
On lui avait tout expliqué. Le CO2, le sang artériel, la partie gauche, la partie droite. L'ennui, la déchirure, le pouls : la lourdeur du temps posé sur soi, à la surface des poignets ou près du sein.
Elle a posé un baiser et tout s'est tu. Elle a posé ses lèvres froides sur ce coeur battant et la lame sans âme a fait son chemin, aveugle et conquérante. La courbe de l'angle a erré le temps d'une pointe, le temps d'un manche. Le temps d'une pulsion essentielle.
Maintenant ce n'est plus un objet, c'est rien. Les médecins légistes de la ville essaieront de faire concorder leurs observations, leurs supputations.
Dans quelques jours, les jurés de la salle d'audience C-217 verront cette courbe d'or comme le signe d'une passion malhabile. Un rayon de soleil égaré dans la flambée d'automne.
Plus jamais le baiser de l'autre n'aura de prise sur la peau de l'aimé. Une main, des lèvres, un souffle d'alcool, une méprise, un coup de rage. Et puis rien. Juste un meurtre. Un autre.

© Rober Racine, 1998


Trois
, Vol.13, no 2, 1998, pp. 258-259