vendredi 6 décembre 2002

Le Passeur


L’empereur Napoléon est mort en 1821 et deux chaises veillent sur Sainte-Hélène. Mais ici l’île de la veillée n’est pas l’endroit où mourut « le petit Corse ». Ce grand corps boisé, flottant sur les eaux du fleuve Saint-Laurent, est plutôt l’île Sainte-Hélène peinte par le capitaine Alexander Cavalié Mercer en 1829, aux abords de Montréal.
Il est troublant de penser que cet artiste raffiné fut un militaire de carrière. Il a combattu les armées de Napoléon comme chef de cavalerie des troupes de Wellington durant la bataille de Waterloo en 1815.
Nous sommes en présence de deux insulaires et leurs îles. Napoléon naît en Corse et meurt à Saint Helena Island, minuscule bout de terre volcanique, isolé dans l’Atlantique Sud, à l’Ouest des côtes de l’Afrique. Mercer naît et meurt en Angleterre. Pour l’heure il vient de peindre une vue de l’île Sainte-Hélène en face de l’île de Montréal.

Mais au-delà de l’anecdote historique, cette image nous renvoie la part de solitude qui flotte en tout être. Au chevet d’une île, deux chaises, des souvenirs. À l’extrémité est de Sainte-Hélène on devine quelques bâtiments. Sur la pointe ouest ce pourrait être des palmiers si le climat le permettait. L’ombre portée des chaises suggère un début d’après-midi ensoleillé. Ce sont les heures mortes de l’été où nous nous baignons, faisons une sieste, ou demeurons inoccupé entre ailleurs et nulle part.
Pour Mercer le souvenir de l’empereur est tout entier déposé dans les camaïeux verts de l’île. Bonaparte est disparu depuis bientôt huit ans. Il s’allonge devant les yeux de l’aquarelliste, entre des aplats délavés de ciel bleu et la balustrade d’une berge. Mercer rehausse les deux chaises de couleur terre. Elles commémorent le grand homme et son aide de camp, le prisonnier insulaire qu’il fut et son mémorialiste. Cavalié opte pour la douceur du repli. Il porte les ombres du midi québécois aux confins d’un sommeil flottant : celui du Corse exilé et sa tristesse.
Enfant, et même adolescent, je croyais que l’empereur Napoléon était mort au Québec, sur l’île Sainte-Hélène. Je ne comprenais pas pourquoi cet homme était venu de si loin pour mourir si près de nous.
Aujourd’hui encore, à chaque fois que je vois cette île, je pense à Napoléon. Devant l’aquarelle d’Alexander Cavalié Mercer, j’aime à penser qu’un homme qui l’a combattu a peint un grand nuage vert sur l’eau pour perpétuer son mystère et sa solitude.
Les chaises resteront toujours là, n’attendant qu’un pas, une fatigue, une brisure dans notre charpente osseuse, pour devenir supports, écrans anonymes et stylisés d’une lumière maritime. Les passants s’y reposeront, légèrement étourdis, dans la brise.
Entre elles et notre Sainte-Hélène, fleuve et balustrade passeront, immobiles et parallèles, à travers nos pupilles pour rétrécir l’iris de notre mémoire. D’une rive à l’autre, le passeur ne se retournera pas sur les sillons tracés derrière lui. Ses yeux attendront l’apparition d’un petit point impérial corse, grain de beauté de l’île sosie, pour demander au corps, à tous les corps : « …are you talking to me…? »

© Rober Racine, 2002


Are You Talking to Me? Conversation(s), catalogue de l'exposition du même titre. Déry, Louise; Prioul, Didier; Sirois, Marie-Pierre; Galerie de l'UQAM, Montréal, 2003, pp. 90-91.



Illustration : L'île Sainte-Hélène, en face de Montréal , 1829, Alexander Cavalié Mercer (Angleterre, 1783-1868), aquarelle sur mine de plomb sur papier vélin, collé sur papier vélin 19,9 x 26,3 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, Ontario.