dimanche 19 mars 2006

Partout, l'invisible en soi

à Jacques, mon père

Il est curieux de voir comme certains mots accompagnent notre existence. Silence, retrait, solitude, création, méditation, infini, nuit, temps ou invisible en sont quelques-uns dans la mienne. Il y a toujours eu des mots satellites en moi. Ils sont le reflet d’un état d’esprit, une manière de vivre, de voir le monde. Aujourd’hui, certains ont disparu, d’autres veillent encore pour accueillir les nouveaux venus. Ils forment un petit groupe homogène, stable. Ces îlots invisibles portent en eux des traces de soi et d’autrui. Ils forment un archipel de pôles qui, invariablement, s’attirent et se dirigent vers l’inconscient. Ils agissent en nous comme un gong frappé : l’invisible et l’impalpable répondent au bronze immuable. Le pas semble suivre sa trace. La Terre en est ridée. Ses milliards d’habitants en sont les plus mystérieuses. Nous sommes tous la trace de nos parents. Personne n’y échappe. Cela remonte à la nuit des temps. Aussi, nuit et temps dessinent-ils le verso du visible. Dès lors s’offre à nous une zone où le vestige est lui-même invisible : souvenir, mémoire, inconscient, pour ne nommer que les plus présents.

Vitre
Enfant, j’avais de la difficulté à faire la différence entre l’invisible et le transparent. Je regardais le centre d’une vitre et je croyais voir un objet invisible. Puis j’ai remarqué des reflets sur la surface de verre, des traces de doigts. Un jour, j’ai vu un bourdon se frapper contre la vitre : pok. À cet instant, j’ai fait la différence entre l’invisible et le transparent. La transparence a besoin de matière pour exister. Un son m’a permis de les différencier. Dès lors j’ai regardé le monde en essayant de trouver tout ce qui pouvait être invisible : le vent, les bruits, la température, la voix, la douleur, la joie, l’ennui, le diaphane, l’infini, l’éternité, le mouvement, etc. Des années plus tard, je découvrirais avec ravissement certains textes d’Aristote sur le sujet : les Petits traités d’histoire naturelle (De la sensation et des sensibles), Physique (le Livre Six) et le Traité de l’âme (La vue et le visible). Aristote est un guide merveilleux dans l’art d’observer le monde de manière sensorielle. Il capte, ressent, comprend, réfléchit et témoigne avec clarté des phénomènes simples et complexes, abstraits ou concrets. Il est un compagnon de route vers lequel je reviens régulièrement depuis des années. Je ne saisis pas tout du premier coup. Mais il n’est pas important de toujours tout comprendre. À la manière du temps, invisible en soi, la pensée du philosophe agit sur moi et m’indique de nouvelles voies : ces successions de petites traces.

Des pas
Enfant je ne lisais pas. J’ai commencé à lire véritablement vers l’âge de quinze ou seize ans. Avant ce temps de la lecture, je vivais dans mon corps, dans la nature, le monde du visible et du sensible immédiat. Ce qui était de l’ordre de l’esprit, du savoir, me rebutait, me freinait, me rendait littéralement malheureux au point de pleurer ou de fuir à travers champs retrouver mes amis les insectes. Je n’ai jamais été bien à l’école; que ce soit comme étudiant ou professeur. Mais comme la plupart des enfants, le monde du merveilleux touchait en moi un nid ensommeillé où mille traces viendraient un jour changer ma vie. Déjà l’invisible fomentait les brindilles de ce nid intérieur. L’exploration spatiale des Américains me fascinait, tout particulièrement les astronautes marchant dans l’espace. Un homme couché dans de l’invisible, vêtu de blanc, le visage caché derrière une visière de mylar, tel un insecte cosmique, nouveau-né flottant dans le liquide amniotique de l’exploration, fut l’une des images les plus fortes à s’imprimer en moi. Comme d’autres enfants, j’ai refait ces marches dans l’espace sous l’eau des piscines. J’ai passé là des heures en état d’apesanteur aquatique, à refaire les gestes des astronautes des vols Mercury, Gemini et Apollo. En apesanteur, la gravité n’est-elle pas invisible, inatteignable ?

Bandelette
Un soir d’automne est apparu sur l’écran noir et blanc du téléviseur familial The Invisible Man, la série télévisée américaine de 1958 inspirée du merveilleux roman de H. G. Wells publié en 1897. Pendant vingt-six semaines j’ai suivi avec fascination les aventures de ce curieux monsieur-momie portant des lunettes de soleil et coiffé d’un feutre, rappelant en cela le casque d’Hadès qui le rendait invisible lors de son combat contre les Titans.
J’ai retenu peu de choses de ces treize heures d’aventures. Sinon la bandelette blanche se déroulant autour de sa tête pour nous révéler l’invisibilité du héros, les rixes entre lui et des malfaiteurs ébahis de recevoir des coups provenant du vide, mais surtout, les traces de pas sur le sol trahissant, ou témoignant de sa présence invisible au monde. Pour moi l’essentiel gravite autour de ces trois souvenirs : l’apparition, la révélation, la disparition. Ainsi, pour toute preuve, il nous reste la signature légère d’un pied humain. Les pas de l’homme invisible, ceux des astronautes marchant dans l’espace et le « petit pas pour l’homme, un pas de géant pour l’Humanité » de Neil Armstrong sur la Lune.
L’invisible traverse trois romans anglais du XIXe siècle, annonciateurs de notre modernité : Frankenstein de Mary G. Shelley publié en 1818, Dr. Jekyll and Mr. Hyde de Robert Louis Stevenson publié en 1886 et The Invisible Man de Herbert George Wells publié en 1897. Sous l’impulsion du premier, écrit en quelques mois par une jeune fille de dix-neuf ans en vacances près de Genève, ces ouvrages, prolongeant les mythes de l’Antiquité grecque, traitent à divers niveaux de l’absence d’identité, du double, de la disparition, de l’anonymat (pour ne pas dire l’innommable ou l’innommé : l’être créé par Victor Frankenstein ne porte aucun nom mais lit Plutarque et Goethe caché dans une cabane), du clonage, des manipulations génétiques et autres obsessions de notre siècle. La lecture des trois romans, dans l’ordre de leur création, est révélatrice. Étrange tout de même qu’au XIXe siècle, en Angleterre, ces trois écrivains (parmi les plus connus) aient raconté respectivement l’histoire d’un homme qui en crée un autre (Frankenstein); se transforme en une autre personne (Dr. Jekyll and Mr. Hyde); enfin, peut devenir invisible à volonté (The Invisible Man). Dans chacun des cas l’invention du procédé permet au héros de se subtiliser, de se dissimuler à lui-même et aux autres ou de disparaître. L’invention échappe à son créateur, le dépasse ou le perd. Se recréant autre il devient absence. Seules les traces demeurent : parts brisées d’un disparu…

Musique
À la fin de mon adolescence, la grande invisible qui changea ma vie fut la musique. Elle m’a donné accès à la lecture, à l’écriture, à la création sous toutes ses formes. Trente ans plus tard, l’aventure de la création est toujours au cœur de ma vie. C’est la colonne vertébrale de mon existence.
C’est par le plus grand des hasards que j’ai pris connaissance des œuvres musicales d’Érik Satie. Sa musique n’a jamais été très présente dans ma vie, sauf à quatre occasions précises : l’interprétation au piano, seul et sans arrêt, devant public, des Vexations (1893-1895). Entre novembre 1978 et mai 1979 j’ai donné quatre exécutions intégrales de cette œuvre. En lisant les partitions de ses premières œuvres, j’ai remarqué à quel point Satie aimait noter entre les portées des indications de jeu où l’invisible, l’impossible, l’impalpable et l’intemporel même s’offrent à l’interprète.
Aujourd’hui j’avoue préférer les partitions de Satie à sa musique. Elles possèdent des intuitions poétiques et philosophiques. Elles amènent le lecteur sur les voies évoquées plus haut au sujet d’Aristote.
Nous savons que le rapport, le sens, entre le son musical et le mot, la musique et le texte, l’image ou les couleurs (pensons aux œuvres des compositeurs Alexandre Scriabine ou Olivier Messiaen par exemple) sont très subjectifs pour l’auditeur. Satie, sous des dehors parfois humoristiques (réels en certains cas), associe une phrase musicale (succession de notes) avec des indications de jeu qui diffèrent des expressions traditionnelles telles que : legato, portato, pianissimo, sotto voce, crescendo, semplice, etc. Satie, en réaction à une certaine forme d’académisme, ironie ou sarcasme, inscrit plutôt des mots destinés à créer chez l’interprète un certain état. Dans les trois premières Gnossiennes (1890), il écrit : Très luisant, Questionnez, Du bout de la pensée, Postulez en vous-même, Pas à Pas, Avec une légère intimité, Seul pendant un instant, Portez cela plus loin, Ouvrez la tête, Enfouissez le son
En lisant ces indications (Satie interdisait à quiconque de les lire à haute voix pendant l’exécution de l’œuvre) imprimées sur une feuille blanche, sans portées musicales, on a sous les yeux quelque chose de semblable à certains exercices de méditation. Mais elles sont davantage mystérieuses en relation avec le texte musical.
Une œuvre troublante à cet égard est la Messe des Pauvres composée en 1895. Elle est écrite pour chœur et grand orgue. Ici la question de l’invisible est posée sans détour. À la fin de la section Commune qui mundi nefas, Satie écrit au-dessus de cinq accords joués parallèles aux claviers et pédalier : Presqu’invisible.
Cette indication m’a longtemps habitée. Elle m’intrigue toujours. Elle rappelle les énigmes d’Héraclite. Comment peut-on être ou devenir presque invisible ? La question, dans ce contexte, est sans réponse. Satie invite, propose, souhaite qu’à cet instant précis, ou le texte musical ou l’interprète soit presque invisible. Je dis un ou l’autre et non les deux parce que Satie met le mot invisible au singulier. Le son, un état d’être sont en soi non visibles. Mais être presque invisible, c’est aussi être un peu visible. Ici la réflexion est sans fin. Ailleurs, dans la Messe des Pauvres, se trouve une autre indication de jeu déstabilisante. Elle se trouve à la section Prières des Orgues. Elle est le pendant temporel du presque invisible qui, lui, est spatial. À deux reprises, Satie indique : Avec un grand oubli du présent. Oublier le présent c’est la nostalgie. Ce peut être également se souvenir ou espérer, passé et futur étant les deux versants d’un présent évanescent. Mais c’est aussi oublier le présent, l’instant présent, pour devenir musique, sons et silence; invisible donc.
Deux années plus tard, en 1897, Satie composera trois œuvres pour piano : Pièces froides, danses de travers. Chacune contient des indications semblables à celles des premières Gnossiennes. Peut-être vont-elles plus profondément en soi. Blanc, Toujours, Mieux, Merveilleusement, Parfait, Sans bruit. Puis, celle-ci : Être visible un moment. Nouvelle énigme. Satie demande à être visible. Ce qui suppose qu’avant l’invisible était. Ici le un moment rejoint le presque de la Messe des Pauvres.
Le mystère, l’énigme circulent à travers ces œuvres de Satie. Elles sont une longue méditation sur la manière d’être à la musique, aux mots, au piano, au moment où l’on s’assoit pour poser les mains sur le clavier et modeler une face cachée de la vision. Aussi, pour toucher ce nouvel audible, Satie demande à l’interprète de s’abstraire sans laisser de traces…

Kitiège
L’histoire de la musique est remplie d’œuvres où l’invisible est évoqué, célébré, raconté. La musique, le cinéma et la radio sont des formes d’expression idéales pour ce thème. En 1984 j’ai écouté pour la première fois l’opéra La légende de la ville invisible de Kitiège du compositeur russe Rimski-Korsakov. L’œuvre fut composée entre 1904 et 1907. C’est en lisant les ouvrages du philosophe Vladimir Jankélévitch que j’ai pris connaissance de cette œuvre. Il parle très souvent de cet opéra dans ses livres sur la musique et la philosophie. Dans La musique et l’ineffable (Éditions Armand Colin, 1961, Éditions du Seuil, 1983) il a écrit des pages d’une grande sensibilité sur ce lieu omniprésent et le personnage de la Vierge Févronia, « symbole de l’innocence », dit-il. Celle-ci parle aux animaux, aux oiseaux, telle Orphée. La nature s’attendrit en sa présence. La ville invisible de Kitiège est sise aux abords d’un lac. Or seul le reflet sur l’eau du lac montre l’image de Kitiège. Telle une variante du mythe d’Écho et Narcisse, l’invisible ici se mire dans l’eau. Un aspect singulier de Kitiège est d’entendre les cloches de la ville tinter au loin, mystérieusement. Ici, littéralement, l’invisibilité résonne.
Le personnage de Févronia rappelle, par certains côtés, celui de la Fée des Neiges, Snegourotchka, de l’opéra éponyme que Rimski-Korsakov composa en 1880-1881. Snegourotchka est en quête d’amour. À l’arrivée du printemps, son cœur s’enflamme pour Mizgir’, un marchand. Faite de neige, Snegourotchka, tranquillement, se liquéfie. « J’aime et je fonds », dit-elle, au moment où elle ressent l’amour pour la première et dernière fois de sa vie. Disparaissant sous la chaleur du soleil, à la lumière du jour printanier, elle s’évapore, se désintègre. Devenue eau, matière transparente, elle aussi est presque invisible. Elle devient l’absence, la nostalgie : traces a-temporelles.
J’ai peu d’affinité avec le monde de l’opéra. Mais l’idée d’une ville invisible se reflétant sur l’eau d’un lac, îlot central de l’histoire, a tout pour me séduire. Je n’ai plus le coffret de cette œuvre, ni le livret. Mais il me suffit de penser qu’il y a quelque part, dans une autre Russie, près de la Volga, cette ville de Kitiège et Févronia, pour me transporter au bord de ce lac. Là-bas, devant du rien dont le reflet a la forme d’une ville, j’entends résonner les cloches inexistantes d’une cité jamais bâtie…

Mélange
En 1993, j’ai été invité par le centre de production Western Front, à Vancouver, à réaliser une œuvre audio. Là-bas sont nées les premières Sound Signature. Il s’agissait pour moi de faire entendre le son de l’écriture manuscrite. Faire apparaître ce qui est inaperçu, seulement marqué. Un trait d’encre naît en frottant, faisant crisser, aspirant le papier et glissant sur lui. J’ai placé l’écriture sous microscope. Puis j’ai remplacé le verre grossissant par un micro. On le sait, l’infiniment petit et l’infiniment grand sont, pour nous humains, les deux zones où l’invisible prend demeure. Écouter l’enregistrement sonore d’un être humain signer son nom plusieurs fois de suite nous ramène au monde animal. C’est l’insecte qui taille une feuille avec ses mandibules, lacère, déchire. L’animal qui creuse, griffe ou se gratte. Dans le son de l’écriture l’auditeur perçoit comme l’ADN perdu d’un monde parallèle. Le visible semblerait avoir été abandonné trop près des zones du non-être.
Je vivais dans cette dimension, au Western Front, lorsqu’un matin, je vis sur une table un petit carton bleu gris de la dimension d’une carte d’affaires. Sur ce bout de ciel souple je lus l’inscription suivante : Blending the visible with the invisible. On devine quel mot a retenu mon attention. Je tenais dans mes mains cette petite carte en me demandant de quoi il s’agissait. Je l’ai retournée. Au verso je vis le calendrier de l’année en cours. Sur le côté, en lettres minuscules, un nom : Maurizio Nannucci.
Cet artiste est né à Florence en 1939. Il est bien connu pour ses œuvres réalisées avec des tubes de néon lumineux colorés, lesquels forment des phrases envoûtantes. Des textes courts de la même teneur que celui inscrit sur le petit carton. Cet artiste multidisciplinaire a fait également plusieurs installations sonores. Mais pour moi, il reste l’auteur de cette phrase étrange. J’ai longtemps conservé cette petite carte dans mon portefeuille. Puis, je l’ai rangée dans mes dossiers. Les mots se sont déposés en moi. Au point où je les ai cités dans mon roman Là-bas, tout près publié en 1997.
(1) Au fil des ans, il s’est passé un glissement dans mon esprit. Le mot blending (mélanger) est devenu blinding (aveugler). Si bien que pour moi, la phrase de Nannucci est devenue : « aveugler le visible avec l’invisible ». Dernièrement, en consultant mes notes de l’époque pour la rédaction de ce texte, je me suis rendu compte du… mélange effectué en moi pendant des années. Mélanger le visible avec l’invisible, l’audible avec l’inaudible, se rapproche des partitions de Satie commentées plus haut. Mélanger, mêler, unir, aveugler… peu importe. Ce qui trouble dans l’assertion de l’artiste italien, c’est la possibilité de fondre des dimensions dissemblables, à la limite du palpable et de l’impalpable…

Hélice
Sur la piste 18 de l’aéroport de Riga, j’attends le décollage de mon avion pour Amsterdam, puis Montréal. Par le hublot, j’observe un avion bimoteur à hélices, immobile. Puis, lentement, une première hélice se met à tourner. Plus sa vitesse de rotation augmente plus elle pâlit, se raréfie, semble disparaître pour enfin devenir tout à fait invisible. Pensant à ce texte à écrire, je me dis que la vitesse est peut-être la condition première pour devenir invisible. L’hélice, passant de l’immobilité du visible à la haute-vitesse de l’invisible, résume en quelque sorte notre passage sur terre. Plus nous avançons en âge, plus l’effacement semble nous gagner. Le lot de nos apparences se mêle aux traces que nous laissons derrière nous. L’avènement de l’invisible touche à l’irréversible.
Vladimir Jankélévitch exprime très bien ce sentiment dans Quelque part dans l’inachevé (Gallimard, 1978) : « La musique repousse à l’infini le visage de notre passé et laisse inassouvies les fêtes du retour ».


Note
(1) Une partie de l’action du livre se déroule au Lightning Field, œuvre de Land Art de l’artiste Walter De Maria.
En avril 1980, l’artiste publiait dans la revue Artforum quelques notes au sujet de cette œuvre. La dernière partie s’intitule : The invisible is real.


© Rober Racine, 2006


Traces
, catalogue de l'exposition Tracer Retracer 2, Gingras, Nicole ; galerie leonard & bina ellen art gallery, Montréal, 2006, pp. 57-63 (traduction anglaise) ; pp. 65-71 (original français)

vendredi 30 septembre 2005

Je lis Sénèque et dessine des vautours


C’est ce que j’ai répondu à un ami qui me demandait comment j’allais, un jour de printemps 2002. Depuis deux ans je faisais une dépression majeure sévère. Seule la prose fine et détachée de Sénèque m’apportait quelque répit. Ses lettres envoyées à son disciple Lucilius, sur le suicide et la mort tout particulièrement, trouvaient un écho dans mes propres tendances du moment. Je retrouvais dans son acceptation de la fin, la sienne, la presque banalité de devoir un jour quitter cette vie. Comme Socrate et bien d’autres, Sénèque fut condamné à s’enlever la vie. Dès lors, loin de la révolte ou de la colère, c’est la pleine acceptation d’un ordre venu d’autrui qui se transforme en une occasion de s’en aller, tout simplement. On passe sa vie à compter les années qui nous restent. Lorsque la mort arrive elle ne vous laisse même pas le temps de faire le compte. À peine avons-nous le temps de prendre connaissance – pas conscience – des débuts de l’univers, de l’humanité. Il y a eu le grand refroidissement de la planète, l’homme préhistorique, Platon, les Chinois, l’Afrique et ses origines, Sumer, le Vésuve, l’exploration spatiale ou l’ADN. On s’émeut, on s’énerve, on écrit des chansons, on se révolte, on crie, on s’assagit, on se croit bon, sage, vrai, essentiel, simple, savant, peu importe. Puis, enfin, on s’en va. Oui. Le bonheur est de savoir qu’un jour tout cela va se terminer. Sinon quelle horreur ce serait, pas même une erreur…
J’étais dans cet état en 2002. Le retrait de la vie devenait un geste de paix avec soi-même, le désir irrépressible de quitter, se quitter sans pour autant reposer dans « une cachette au sein de l’oubli » pour reprendre les mots du stoïcien. Plutôt une manière de dire : voilà j’ai fait le tour du jardin, ce fut fort agréable, maintenant il me faut le vide, sans conscience, lumière ou bonheur éternel. Cette volonté de disparaître, pensée d’un vivant, venait d’une longue fatigue intérieure doublée d’une lassitude de tout. Avec Sénèque je retrouvais, et retrouve encore, un compagnon lucide et disert capable d’assumer cette ivresse à l’idée de ne plus être.Pour exprimer ce sentiment Sénèque a écrit ses lettres à Lucilius.J’ai dessiné des vautours.La rencontre
En février 1999, contre toute attente, je me retrouve à Barcelone à l’invitation de l’historienne de l’art et commissaire Louise Déry. Dans une exposition intitulée Le corps, la langue, les mots, la peau. Artistes contemporains du Québec, réunissant trente-deux artistes, Louise Déry présente deux œuvres de moi : Le terrain du dictionnaire A/Z et une partie des 1 600 Pages-Miroirs. L’exposition se tient dans un ancien cloître à deux pas de la mer ; tout pour me plaire.
Un après-midi, j’invite l’artiste Raymonde April, dont les œuvres font partie de l’exposition, à visiter le zoo de Barcelone. À mon grand plaisir elle accepte.Comme la plupart des gens, je n’aime pas qu’on enferme les animaux dans des cages. En même temps j’adore les regarder, les écouter, m’approcher d’eux. J’éprouve toujours le désir de communiquer avec eux. Que faire alors si ce désir s’empare de vous dans une grande ville ? Il n’y a pas trente-six solutions. L’envie d’observer une girafe marcher, pencher le cou ou manger des feuilles à trois mètres du sol est parfois plus forte chez moi que d’aller visiter un musée ou une église lorsque j’arrive dans une ville. Mais ces activités se rejoignent.
L’arrivée au zoo de Barcelone s’est faite dans la bonne humeur. Raymonde April et moi n’avions aucune attente. Sinon le plaisir de passer quelques heures en compagnie d’animaux dans les jardins d’une ville merveilleuse. Il faisait beau cette journée-là, avec un peu de gris parfois.
Nous avons emprunté l’allée de droite qui longe la rue Wellington pour arriver à la cage des rapaces. Celle-ci est située à la fin du parcours entre les aigles et les ibis. Peu à peu les différents cris et chants des animaux nous ont enveloppés. Le décor acoustique du zoo a vibré en contrepoint avec les formes, les coloris, les textures, les mouvements, les regards de chaque espèce. C’est un endroit singulier. Les animaux, la végétation, les cages et grillages, les enclos, les enfants et les poussettes, les glaces et les rires s’entremêlent pour former un tissu aux motifs variés. Nous marchons de ce pas retenu qui sied bien dans les musées ou les églises vides l’après-midi. Ni lent ni traînant, un pas contemplatif. À notre droite nous passons en revue, bien malgré nous, à rebours vers les vautours, les flamands roses, pandas, hippopotames, fourmiliers, tapirs, lions, tigres, hyènes, gazelles, gorilles, canards et aigles. Enfin la cage des vautours, lieu de ma rencontre.
Ils sont six : vautours fauves, vautours moines. En cet instant ils ont une pose royale presque indifférente. Ils sont au-dessus de tout. Il est vrai qu’ils naissent pour planer très haut en se laissant porter par les courants d’air chaud ascendants. Alors ils tournoient, scrutent le sol, cherchent la carcasse, le sang fraîchement libéré qui brille au soleil. Devant nous tout cela est terminé. Ils sont condamnés au sol tels des astronautes en fin de carrière. Ils n’iront plus dans l’espace, seule altitude digne d’être franchie. Le mur du fond de la cage est ocre.
Ils sont perchés en divers points de l’espace sur des trépieds en bambou. On dirait des caméras. D’autres reposent sur une barre suspendue, une corniche ou une haute pierre. Pas un son, à peine un déplacement d’aile ou de tête. La scénographie qui prend place devant moi me saisit. Je me souviens de m’être dit : « Un jour, je veux écrire ça. » Non pas décrire, peindre ou montrer, mais écrire. Faire parler ces rapaces royaux qui, dans un détachement à la fois hautain et sauvage, semblaient dire : « Comment osez-vous être des humains devant nous ? Vous qui ne pouvez voler. Vous qui tuez pour rien, pour rire. Vous qui enfermez…» Dans l’imaginaire des visiteurs ils déclenchent des images de morts, de cadavres fumants, de carcasses ensanglantées, de charniers irrespirables. Tout cela est fondé. Les rapaces, carnivores, se vautrent dans les restes encore chauds, parfois moins, des proies préalablement chassées et tuées par les véritables prédateurs. Eux tuent, pas les vautours. Certains commentateurs vont jusqu’à dire que ces grands oiseaux ne tuent que l’âme des bêtes, infiltrée dans les fibres de la chair. Leurs congénères l’écartent ou ne la voient pas. Mais les « certains-vont-jusqu’à-dire » ne forcent pas trop la note dans leur assertion anti-cartésienne.
Les vautours dorment peu. Ils veillent plutôt. Ils attendent, guettent ou se laissent sécher au soleil. Alors, toutes ailes déployées, ils ressemblent aux dessins de leurs fientes recouvrant la parois des falaises où ils se tiennent : traînées blanchâtres verticales venues s’échoir contre le minéral géologique. On voit alors une frange de fins éclairs liquides. Lorsque les « beaux chéris », comme j’aime les appeler, se laissent sécher debout sur le sol ils dévoilent un corps mal dessiné pour la marche ou le sur-place. Une horreur singulière se révèle.
Devant la cage des mots jaillissaient en moi. Ils venaient de ces oiseaux posés là, tels les personnages tirés d’un grand texte de l’Antiquité grecque. Ils déclamaient une histoire à suivre ; la mienne peut-être. J’étais fasciné. L’envoûtement par lequel je vivais et ressentais le sort de ces bêtes a fait poser mes mains sur le grillage de la cage. Il me fallait, peut-être inconsciemment, les rejoindre, m’intérioriser en eux. « La douceur qui fascine et le plaisir qui tue », écrivait Baudelaire dans Une passante, n’avaient jamais été aussi vrais qu’en cet instant pour moi. Le vers des Fleurs du mal battait dans mon cœur et les yeux des vautours ne brillaient pas.
J’ai pris une photo de la cage. Je ne sais pourquoi. Cela fait des années que je ne photographie plus en voyage. Les vautours m’ont peut-être demandé de créer un lien avec eux. Raymonde April aussi a fait quelques photos. Pour d’autres raisons sans doute.
Vivre, écrire, dessiner
Écrit comme cela, ça semble banal. C’est pourtant la trajectoire qu’a prise mon existence à ce moment. Ces trois mots et les vautours sont devenus un rendez-vous avec moi-même. Sans trop m’en rendre compte, j’ai commencé à dessiner des vautours. D’abord dans les carnets que j’ai sur moi. Griffonner, tracer sommairement, ébaucher, esquisser, toujours rapidement, comme une note que l’on prend en se disant qu’elle sera développée plus tard. Mais ce proche futur, porteur d’une remise de peine, qui demeure si souvent tel quel, est devenu une pratique quotidienne. Inutile pour certaines personnes comme peuvent l’être un mouvement de tai-chi, une position de yoga (il y a celle du vautour) ou une vocalise, chaque dessin a pris l’aspect d’un rappel, d’un rendez-vous, d’un écho dont j’ignorais souvent l’origine et qui n’avait, à ce moment, de sens que pour moi. Mais ce sens je ne pouvais (me) l’expliquer. Je suivais le courant comme on dit. Celui de la dépression, de l’exaspération, du goût d’en finir au plus tôt avec tout et tous, sans exception. Chaque jour, sans méthode ni application, un cri ou lorsqu’on ferme les yeux d’impatience, je dessinais rapidement la forme de cet oiseau, le vautour : un crochet, une oreille, un point d’interrogation, un parapluie, une ligne, l’Afrique sur un tabouret, une nuit au regard blanc, un bec-sabre-épée prolongeant une tête posée sur une collerette de flammes. Ne m’étais-je pas dit : « Je veux écrire ça. ». Parfois je crachais sur le dessin. Pour créer un lavis, bien sûr, mais aussi parce que tout cela me dégoûtait. J’avais l’impression de régler un problème une fois pour toutes. À ce moment je n’aurais pas pensé montrer ces dessins à une personne proche, encore moins les exposer dans un endroit public. Je passais mes journées épuisé, à dormir, incapable de penser, de me concentrer sur quoi que ce soit. Parfois je me levais. J’allais dans mon bureau. Je regardais la surface de ma table de travail, absent. Parfois je pleurais. Je trouvais tout cela d’une totale insignifiance. Plus rien ne m’atteignait.
Sur cette table de travail est posé un cahier d’écriture où j’écris à la plume. À gauche, se trouve la retranscription à l’ordinateur de ces cahiers d’écriture. Je relis et corrige souvent mes textes debout. Pendant les années où j’ai fait les vautours (1999-2005) un carnet à dessiner était posé sur la pile de feuillets des transcriptions. Les dessins de la série Quelques vautours (2000-2002) et ceux de Fantasmes fragiles (2003-2004) présentés pour la première fois à la galerie René Blouin, ont été réalisés dans cet espace, presque sans y faire attention. Or tout s’est joué dans ce presque pour moi, cette dimension incommensurable de l’entre-deux.Tracer, cracher, salir
Naître ne se fait pas dans la propreté. Ce n’est pas un choix, ni une condition. C’est ainsi. Peut-être certaines idées naissent-elles autrement. Je laisse cela aux philosophes ou aux neurologues.
Avant chaque dessin la page est immaculée. Dès l’instant où je saisis la plume ou le crayon c’est terminé. Il n’y a plus de répit, de calme. C’en est fait du bonheur de ne plus penser ou d’être à la lisière de l’effondrement. L’occupation (l’occupant) reprend ses droits et dicte ses règles, délimite son territoire, montre qui sera là pour veiller ou surveiller, bénir ou punir. Alors naît une naissance. Elle assombrit (fait oublier), l’espace d’un dessin, ce vers libre merveilleux qu’est la page blanche. Dans la cage thoracique du zoo, six cœurs sous plumes et duvets battaient en des corps privés de l’art de repérer. Les vautours, mes beaux chéris, s’ennuyaient comme des obus jamais lâchés. Leur présence transformait cet espace sinistre en une cellule anxiogène.
Les animaux ne consentent ni repaires ni gîtes. Ils vivent parce qu’ils sont animés du besoin de manger, de procréer, de nourrir leurs progénitures. Mais il y a forcément autre chose, une dimension qui nous échappera toujours, du moins jusqu’à ce qu’une invention nous révèle cette différence. Le regard des animaux, l’immobilité extérieure des insectes, la durée de vie de ceux-ci (interprétée par notre conception du temps à nous, pas la leur) nous place devant une énigme perpétuelle. Ce que l’on perçoit comme des mouvements secs, brusques, saccadés, irréguliers, brisés est peut-être pour l’invertébré d’une merveilleuse fluidité ; le prolongement d’une réalité qui est pour cet organisme vivant une respiration, un développement, une continuité.Rager ou crier ? Écrire ou tuer ?
L’envie de tuer a peut-être la dimension de sa victime. La plupart des êtres humains ont tué un jour ou l’autre. Une mouche, une fourmi, un oiseau ou un autre animal. Plus on se tourne vers les gros animaux plus le nombre de tueurs diminue. Certaines personnes ont un désir de tuer qui a la dimension d’une mouche et ils s’en tiennent là. Pour d’autres, ce besoin a la taille d’un lièvre, d’un ours ou d’un être humain. C’est sans doute ici qu’est née la philosophie, la morale et l’éthique. Mais aussi la haine, la culpabilité, la peur, la vengeance, la guerre. La peur de se rencontrer dans le regard de l’autre a fait naître des images inattendues, des corps bouleversés, des fuites secrètes transformées en énigmes raffinées.
J’ai ragé, crié, écrit, tué. Comme des milliards de gens j’ai tué quelques mouches. Mes meurtres sur le vivant s’arrêtent là. J’en ai même tué « au nom de la science » (la belle excuse). Enfant, j’ai expérimenté sur elles diverses techniques d’anesthésie. Puis je les ai aimées comme les astronautes. Elles ont fait partie de mes premières recherches. La mouche et le vautour ont sensiblement la même réputation : celle de charognard. L’être humain carnivore n’est guère différent dans ses habitudes alimentaires. Mais le vautour et la mouche sont de splendides machines à voler.J’ai dessiné un vautour où l’œil du rapace est une vraie mouche. Il s’agit du dessin numéro 84 dans ce livre. Cela n’a jamais été intentionnel. Lorsque j’ai terminé ce dessin, j’ai vu une mouche morte sur le plancher. Je l’ai prise et l’ai collée sur la tête du rapace. Tous les dessins ont été faits ainsi : avec ce que je trouvais près de moi : poussière (il doit y avoir un joyeux zoo d’acariens dans ces dessins), ongles coupés, taches de café, sang humain (que je laissais couler de ma bouche après m’être nettoyé les dents avec un fil de soie), cheveux, poils, sable, épices et autres menus résidus qui traînent un jour ou l’autre dans les maisons. Ces matières sont vite jetées dans nos poubelles, petits vautours domestiques déversés deux fois par semaine dans un autre plus gros encore, dit municipal. Le vautour assume pleinement sa fonction écologique de grand nettoyeur de la planète. Pour cette raison, dans plusieurs civilisations et cosmogonies, il symbolise la renaissance, la purification, la fécondité. Dans l’art égyptien il détient le pouvoir des Mères célestes. C’est également un oiseau divinatoire. À cet égard, le dessin du vautour à l’œil de mouche rappelle mon état au moment de réaliser cette série. Il y avait en moi la rage et le cri, l’écrit et l’envie de supprimer. Mais l’envie seulement. Car cette mouche je ne l’ai pas tuée. Elle est morte « naturellement » comme on dit. Le vautour voit la bête morte, encore chaude, descend et se pose tout près, parfois sur son corps, pour se nourrir ou rapporter quelques morceaux qu’il régurgitera dans le bec de son petit. Dans la file d’attente des convives affamés, il sera toujours le dernier à se servir. Le chasseur puis les autres dont l’ordre obéit à une hiérarchie inchangée. Dans le dessin, l’œil est à la fois rapace et proie, vol et repos. Une petite tache noire sur une tête rouge. Il y a du sang dans la tête d’une mouche. Je l’ai dessiné à la manière des vautours : guettant, survolant, tournoyant dans l’air libre et chaud, chargé de crainte et de mort.
Dessiner n’est pas dangereux pour notre corps. Cela peut l’être pour notre vie psychique. Pendant quelques années (1999-2004) la mienne s’est trouvée envahie par des envolées de vautours vrais et imaginaires. Je ne me suis jamais senti comme le personnage de la gravure Le sommeil de la raison enfante parfois des monstres de Goya. Mais oui j’ai passé des journées épuisé, lourd, à dormir ; oui j’ai eu l’impression d’être survolé par des anges brisés ; oui j’ai eu droit aux visites régulières des songes aspirants, amis échevelés de la disparition telle une tornade dans un dé à coudre. Ce qui m’a permis de ne pas abdiquer définitivement (tentation constante) ce fut le surgissement imprévu de chaque dessin. M’ont-ils sauvé ou me suis-je sauvé avec eux ? Cela importe peu. Je constate que ce voyage avec un personnage (le vautour dans une cage du zoo de Barcelone) m’a amené à survoler mes propres rapaces et proies, témoins de mes envolées dissimulées depuis tant d’années.
Dessiner c’est confier à l’autre sa nudité. L’intimité est spectaculaire dans la vie intérieure. J’ai dessiné de la main gauche et de la main droite. Chaque main a son registre, sa tessiture, son débit et sa trajectoire. Tantôt elle délimite, tantôt elle remplit. Les deux modèlent une apparition disparaissante, dirait Vladimir Jankélévitch.
Où est le dessin avant que la main ne s’empare de lui dans l’invisible de la douleur, l’éloignement du non-être aux confins du retour ? Il appartient au retour sur soi, aux battements de paupières qui rythment l’éveil, aux frémissements de chaque poil, à la respiration microscopique des pores de la peau. Dans la main qui dessine, les lignes de vie, de cœur et de tête, telles des vignes sur la paume, s’enroulent autour du crayon gras ou fin et libèrent un nouveau-né. Elle le garde ou le jette, l’efface ou le modifie, le maquille ou le dénude, l’accompagne ou l’isole. Dans les dessins le vautour est souvent solitaire. Il est posé sur un perchoir semblable à ceux observés dans la cage du zoo de Barcelone. Pour le reste, ils sont perdus dans une plaine désertique. Ce lieu abandonné m’est inspiré par ma visite des déserts du Sud-Ouest américain et ma contemplation des photographies prises sur la Lune par les astronautes des missions Apollo 11-12-14-15-16 17. D’ailleurs les premiers mots de l’astronaute Edwin « Buzz » Aldrin (Apollo 11) en posant le pied sur le sol lunaire furent : « Magnificent desolation ». Il observait la mer de la Tranquillité. Je réentends souvent cette observation en regardant les dessins de vautours. Le rapace est seul sur son socle à l’image du module lunaire (LM) formé des étages de descente et de remontée. Les astronautes de la mission Apollo 11 avaient donné au module lunaire le nom de Eagle, l’aigle. Ces deux grands oiseaux rapaces se ressemblent à une différence près : l’un tue, pas l’autre. C’est un Eagle qui s’est posé pour la première fois sur la Lune avec à son bord les deux hommes qui fouleraient le sol vierge de tout pas. En réalisant ce vieux rêve de l’humanité l’aigle venait de le tuer à tout jamais.Les dessins de vautours participent à la poésie des missions lunaires, comme tout mon travail. Dans les années 1967-1968, lorsque les premières images du module lunaire apparurent dans les journaux, je le dessinais dans mes cahiers d’écolier. Le LM ressemble à un insecte, une méduse. C’est un véhicule spatial extraordinaire, une sculpture cubiste conçue pour se mouvoir en tous sens dans le vide. Depuis quarante ans cette structure volante me fascine et me fait rêver. Après les vautours c’est elle qui figure dans mes nouveaux dessins. Depuis près de quarante ans cette forme étrange m’interpelle, m’invite au mystère de sa nuit éblouissante où le seul volume d’air respirable pour un être humain est logé dans son étage de remontée.
De la mouche au vautour en passant par le LM qui les rappelle dessins et écriture n’ont cessé de les célébrer, de les parcourir, de les interroger, de les explorer.Dans mon prochain roman Les vautours de Barcelone (qui complétera une trilogie amorcée en 1999 avec Le cœur de Mattingly et L’ombre de la Terre 2001) je raconterai l’histoire d’une femme, Gabriella, qui se rendra devant la cage des vautours de Barcelone, lieu où son père Giotto s’est tué en s’écrasant avec son avion. Les vautours lui raconteront comment son père s’est tué. Ils lui raconteront aussi l’histoire du corps humain et animal vu par eux, des oiseaux.
Au cours de ces années où j’ai dessiné des vautours je me suis demandé parfois pourquoi je faisais cela. Je ne me suis jamais arrêté pour y réfléchir. Je ne le pouvais pas. Les beaux chéris avaient à apparaître, à me parler, me provoquer. Parfois je leur répondais. Ce sont ces réponses que l’on retrouve inscrites sur certains dessins. Ces phrases ne sont pas des titres. Elles sont tantôt une provocation, une menace, une remarque cinglante venant des vautours ou de moi. Encore là, ces inscriptions au bas du dessin, parfois au verso, sont apparues spontanément comme lorsqu’on répond à une personne qui vous nargue ou vous insulte. On retrouve de ces inscriptions dans certains dessins de la série Quelques vautours. Imprimés sur un même plan, sans les images correspondantes, ces réponses, remarques, paroles, invectives, sarcasmes s’approchent de l’aphorisme, du vers. Ils dénotent le côté acide de la confidence, répartie perverse de celui qui veut toujours avoir raison et le dernier mot. À ce jeu je préfère avoir la paix qu’avoir raison.
Voici quelques phrases extraites de Fantasmes fragiles.
Quelque part, / partis, perdus. / les vautours ont crié.Ça se sépare en temps et lieuLe sommeil du vautourPluiesSans respir nulle soiedans le haut des charmilles / juste un abandon. / Ne plus dire le négrillon qui consent.de toute façon…Sans toi, ami vénielAgrippineLoup-garou / bandé, /bondissant, /banditLe vertige corromptlambeaux d’éclatleave struggle enemiessurtout, /ne me dite pas /que j’existe.maladie criéenever pass, sit out blowingPoeLa douleur étaléete grafigner sans raison.mal néUn jour je me suis rendu compte que je dessinais ces vautours comme un réalisateur fait passer des auditions pour trouver le comédien, la comédienne qui jouera un rôle. Des quelque cinq cents dessins de vautours que j’ai faits, certains m’ont impressionné, frappé. Je les ai retenus pour Les vautours de Barcelone. Ils ont eu le rôle. Ils joueront dans le roman. En même temps, dessiner jour après jour le vautour est devenu pour moi une façon d’approfondir et de comprendre ce personnage dans ses dimensions intérieures et extérieures. J’ai fait un travail de comédien. Dessiner nous amène à ressentir profondément ce qui est placé devant nous, même s’il s’agit du non-vivant. Il y aura toujours un changement qui s’opérera : la lumière, la température, l’usure, le vivant.
Je n’ai pas dessiné de vautours d’après modèle, sauf quelques photographies. Cet oiseau peut avoir un regard d’une tristesse à vous fendre l’âme. Il a aussi l’air hautain, détaché, colérique, froid, cruel, distant, l’œil sec du bourreau ou le rictus de celui qui sait mais se tait. On retrouve ces traits chez d’autres animaux, y compris l’être humain. Le cri des vautours est saisissant. Aigu, fêlé on croirait entendre une lame barbelée émerger d’un corps hanté.
Les vautours que j’ai dessinés, souvent à l’aide d’un papier carbone, comme si je volais à l’aveugle dans la nuit, semblent en dehors de cette nomenclature d’expressions faciales. Aussi n’ai-je pas dessiné leurs cris ou leur vol. Ces vautours se sont présentés à moi comme ceux du zoo de Barcelone : posés sur des trépieds en bambou, modules lunaires d’un nouveau genre, en attente du décollage. Lorsqu’ils m’ont aperçu, je suis devenu leur compte à rebours. Ils se sont envolés en moi dans une montée vertigineuse jusqu’au bas-fonds des commencements. Je les ai dessinés. Ils m’ont déployé.

© Rober Racine, 2005



Fantasmes fragiles, Racine, Rober ; Déry, Louise ; Bélisle, Julie ; Galerie de l'université du Québec à Montréal, Québec, 2005. pp. 37-59. (traduction en anglais, pp. 275-287. ; en italien sur demande à l'éditeur).



Photo : Rober Racine, 1999. Les vautours du zoo de Barcelone.

vendredi 6 décembre 2002

Le Passeur


L’empereur Napoléon est mort en 1821 et deux chaises veillent sur Sainte-Hélène. Mais ici l’île de la veillée n’est pas l’endroit où mourut « le petit Corse ». Ce grand corps boisé, flottant sur les eaux du fleuve Saint-Laurent, est plutôt l’île Sainte-Hélène peinte par le capitaine Alexander Cavalié Mercer en 1829, aux abords de Montréal.
Il est troublant de penser que cet artiste raffiné fut un militaire de carrière. Il a combattu les armées de Napoléon comme chef de cavalerie des troupes de Wellington durant la bataille de Waterloo en 1815.
Nous sommes en présence de deux insulaires et leurs îles. Napoléon naît en Corse et meurt à Saint Helena Island, minuscule bout de terre volcanique, isolé dans l’Atlantique Sud, à l’Ouest des côtes de l’Afrique. Mercer naît et meurt en Angleterre. Pour l’heure il vient de peindre une vue de l’île Sainte-Hélène en face de l’île de Montréal.

Mais au-delà de l’anecdote historique, cette image nous renvoie la part de solitude qui flotte en tout être. Au chevet d’une île, deux chaises, des souvenirs. À l’extrémité est de Sainte-Hélène on devine quelques bâtiments. Sur la pointe ouest ce pourrait être des palmiers si le climat le permettait. L’ombre portée des chaises suggère un début d’après-midi ensoleillé. Ce sont les heures mortes de l’été où nous nous baignons, faisons une sieste, ou demeurons inoccupé entre ailleurs et nulle part.
Pour Mercer le souvenir de l’empereur est tout entier déposé dans les camaïeux verts de l’île. Bonaparte est disparu depuis bientôt huit ans. Il s’allonge devant les yeux de l’aquarelliste, entre des aplats délavés de ciel bleu et la balustrade d’une berge. Mercer rehausse les deux chaises de couleur terre. Elles commémorent le grand homme et son aide de camp, le prisonnier insulaire qu’il fut et son mémorialiste. Cavalié opte pour la douceur du repli. Il porte les ombres du midi québécois aux confins d’un sommeil flottant : celui du Corse exilé et sa tristesse.
Enfant, et même adolescent, je croyais que l’empereur Napoléon était mort au Québec, sur l’île Sainte-Hélène. Je ne comprenais pas pourquoi cet homme était venu de si loin pour mourir si près de nous.
Aujourd’hui encore, à chaque fois que je vois cette île, je pense à Napoléon. Devant l’aquarelle d’Alexander Cavalié Mercer, j’aime à penser qu’un homme qui l’a combattu a peint un grand nuage vert sur l’eau pour perpétuer son mystère et sa solitude.
Les chaises resteront toujours là, n’attendant qu’un pas, une fatigue, une brisure dans notre charpente osseuse, pour devenir supports, écrans anonymes et stylisés d’une lumière maritime. Les passants s’y reposeront, légèrement étourdis, dans la brise.
Entre elles et notre Sainte-Hélène, fleuve et balustrade passeront, immobiles et parallèles, à travers nos pupilles pour rétrécir l’iris de notre mémoire. D’une rive à l’autre, le passeur ne se retournera pas sur les sillons tracés derrière lui. Ses yeux attendront l’apparition d’un petit point impérial corse, grain de beauté de l’île sosie, pour demander au corps, à tous les corps : « …are you talking to me…? »

© Rober Racine, 2002


Are You Talking to Me? Conversation(s), catalogue de l'exposition du même titre. Déry, Louise; Prioul, Didier; Sirois, Marie-Pierre; Galerie de l'UQAM, Montréal, 2003, pp. 90-91.



Illustration : L'île Sainte-Hélène, en face de Montréal , 1829, Alexander Cavalié Mercer (Angleterre, 1783-1868), aquarelle sur mine de plomb sur papier vélin, collé sur papier vélin 19,9 x 26,3 cm. Musée des beaux-arts du Canada, Ottawa, Ontario.

dimanche 17 novembre 2002

Je serai un incident, un délai

…Monk …...
Ne me parlez plus de sérénité, de douceur, de plénitude intérieure, de renaissance ou de retour à la vie. C’est le néant sans filet, sans conscience que je veux, rien d’autre. Dans un métro, nous sommes tous des enterrés vivants. Je l’ai été à Londres, Tokyo, Vienne, Amsterdam, Barcelone, Munich, Lyon, New-York. Partout, le regard des passagers est le même. Alors aussi bien disparaître ici, à Montréal.

…de l’Église…
Je veux mourir sans la perfection du désarroi ni le raffinement du saccage. Combinée aux reflets du wagon, une lumière de rage et de révolte révélera le poids de mon corps lacéré, massacré. Je serai l’horreur d’avoir été vivante. Il n’y aura aucun repentir. Pas même celui du peintre qui masque le muscle meurtri avec un sourire de madone. Me faudra-t-il soudoyer un conducteur de train pour obtenir le pardon des gueux ? Sottise. Même le soleil n’a pas le pouvoir d’éclairer si loin. Celui qui échappe au désastre n’est libéré de rien. Je descendrai à la station Crémazie et je me jetterai en paix sur la voie survoltée, section 30+090, au pied de la murale Le Poète dans l’univers. Les vers gravés de Saint-Denys Garneau, Nelligan et Crémazie seront mon linceul. Je serai la réponse à ces mots de Saint-Denys qui m’obsèdent : « A-t-on le droit de faire la nuit Nuit sur le monde et sur notre cœur Pour une étincelle »

…Lionel-Groulx…
Je quitte la ligne verte pour emprunter la ligne orange de Côte-Vertu. Il n’y a plus de prise en moi, de refrain, d’éblouissement. Je suis triturée par le dedans, cloutée d’horreur. Je vois, sur une passerelle, le tronc d’un noyer séculaire, sans écorce, d’où émergent cinq têtes humaines enflammées. C’est l’Arbre de vie du sculpteur Joseph Rifesser. Je fends ces visages avec une hache rouillée par les larmes. Tous ces adolescents avec leurs sac à dos. Tout cet espace qu’ils nous volent. Laissez-moi devenir un mauvais souvenir. Les forces ne m’habitent plus, ni la fatigue. Le repos se disloque. Mon effondrement est complet. Il scinde mes côtes. Mes épaules n’ont plus de nom, de forme. Elles ne soutiennent plus ma tête, ni mes os. À l’intérieur des wagons l’éclairage est violent. Il s’échappe des vasques blanches et recouvre les coups de soleil de mon enfance. L’obscurité bruyante des tunnels ne peut rejoindre la nuit qui défile en moi. La suie, le charbon, le cri des vitesses entre chaque station ne peuvent teindre l’absence en moi, lui donner l’apparence des ténèbres.

…Villa-Maria...
C’est ici, au-dessus de nos têtes, qu’Hubert Aquin a fait éclater la sienne. Son geste m’accompagne. Je reste assise, les mains à plat sur mon visage. Je fais non, non, non, de gauche à droite. Pour ne plus voir, être vue, me ressembler. Mon visage est paumé. Ô toi, Margaux mon ange, ma bien-aimée Hemingway. Je ressens sur mes joues les lignes de tes mains. Je goûte la surdose de phénobarbital qui t’a tuée. Je te comprends tellement. J’arrive. Sur ma nuque les balafres des électrochocs ne peuvent arrêter ma glissade. Dans mes cheveux le pli de la fin est pris depuis longtemps. Les démêler ne me redonnera pas la vie ni la paix. Aucune brosse ne le pourrait. Je ne le veux plus. La lumière glisse sur ma chair, évite mes sens, m’érafle. Ce mois-ci mes règles ne saignent pas. Des filets de vide longent mes cuisses, dessinent chaque crampe, déchirent le bas de mon dos. Un mouvement lacère mon corps, le crible de silences qui pétillent au creux de mes ovaires. Je deviens une escarre, l’espace sali entre le quai et le marchepied du wagon.

…Snowdon…
Je dois faire un autre effort pour quitter le train et emprunter la ligne bleue, direction Saint-Michel. Je passe devant la section d’un mur de pierre placé sous verre. Ce serait le « substratum rocheux de Montréal ». Il daterait d’un demi-milliard d’années environ. Soit de la période de temps appelée Ordovicien. Je marche seule dans une pénombre aux lueurs de grès qui rappelle l’incertitude des stationnements souterrains. Au creux de mon ventre la solitude crie, aspire mes souvenirs. Sur un autre mur on rend hommage aux « taupes humaines », les ouvriers qui ont creusé le métro. J’entends : équateur à l’ordovicien moyen ; vents ; îles et volcans... Dans les mots tout est beau : la soie, un paysage, une promenade. Viennent les images, la publicité, la représentation de ces mondes artificiels, alors le charme se rompt. Surgit la musique, et c’est l’écœurement. Avec le mouvement, c’en est fait de la magie. La vérité des poussières, des ombres grasses, des aspérités de la pierre, les mailles, les fils qui dépassent, les rides de la réalité éclatent sous mes yeux. Faut-il être au-delà de tout pour oublier le réel, l’affreux instant présent qui tue mes visions ? J’aurai beau déposer tout cela sur le papier, la pellicule ou une toile, jamais je ne pourrai me perdre définitivement. Sur la voie, ces mots irrésistibles : « Danger 750 volts ».

…Outremont…
Il y a deux ans, j’ai été violée ici, un soir d’automne, près de l’église Sainte-Madeleine. Je venais de rendre visite à ma grand-mère, avenue Duverger. Deux jeunes Blancs et un Noir immense m’ont poignardée à tour de rôle avec leur sexe. Ensuite ils m’ont sodomisée avec une croix ansée. Près des stations Frontenac, Joliette ou Plamondon, peut-être, mais ici… À chaque nuit, les parois déchirées de l’anus brûlent mes os. Du coccyx au sacrum, l’effritement se profane. La douleur est si grande, aiguë. Il m’est impossible de hurler. Tant qu’il y a le cri, la vie témoigne, mais tapissée d’yeux clos, ma honte fleurit. Au-dessus du quai, il y a des anges gris imprimés sur la surface arrondie de la marquise, des vautours de ciment. Plus loin, luit la silhouette d’un homme avec de grands bras. Il ouvre son manteau. Son sexe est rouillé, maculé de sperme chimique, de calcium, de fiente urbaine. La lumière du jour plonge à travers une spirale de verre jusqu’à mes yeux. À ma droite, un réverbère de couleur sauge, cannelé à sa base, illumine la dernière nuit de Gérard de Nerval. Les gens me regardent comme s’ils savaient. D’autres m’évitent avec insistance. J’ai l’impression de vomir leur isolement, d’extraire les points noirs de leur peau souterraine. Les cloches de l’église Sainte-Madeleine sonnent au loin, dans ma tête. À l’une d’elles bat le corps d’un petit chat que j’ai étranglé avant-hier à la station Angrignon. Je l’ai attaché au battant. Ding ! Dong ! petite bête angora. Ton corps poilu virevolte dans le clocher argent du soixante quinzième anniversaire. Les gens du quartier accourent pour le baptême d’un nouveau-né. Là-haut, la mollesse de ton corps sans vie se laisse frapper, produisant un son mat, par le balancement régulier d’une robe d’acier. À toute volée, des gouttelettes de sang noir s’échappent et tombent sur le parvis, avenue Outremont. Il ne pleut pas. Le ciel est libre. Tes entrailles s’affaissent, grises, jaunes, longent tes pattes, tombent sur des planches de bois, se mêlent à la poussière, aux fourmis noires, recouvrent une vis tordue. Un baptême à cent pieds d’où j’ai été violée.

…Jean-Talon…
Mon corps doit une dernière fois changer de ligne. Je reviens à l’orange, direction Henri-Bourassa, ligne fondatrice du métro de Montréal. Sur le plancher ocre et bleu scintillent des milliers d’étoiles. Bientôt la foule des passagers, pressés d’aller nulle part, n’existera plus. Ces visages remplis de regards sont des rappels de la souffrance. Ils reviennent du marché. Poissons, volailles, agneaux, porcs, veaux et bœufs ont été écorchés, dépecés, tranchés, pesés, nettoyés. Ils gisent au fond de l’inconscient des carnivores qui m’entourent, se bousculent. Ils sont morts. Barbes et cheveux sont emmêlés dans la brutalité des décapitations quotidiennes du boucher. Le sacrifice vient d’avoir lieu. L’étonnement, les cris, l’angoisse, l’effroi sont encore chauds dans l’air irrespirable des artères souterraines. Ils collent aux vêtements de chaque usager. Les ecchymoses, le violacé des peaux découpées, les chairs tuméfiées, les viscères nauséabonds, les traces de sang coagulé croisent leurs sourcils relevés, ébahis devant ces démembrements. Sur le sol, je vois le visage d’une fillette de huit ans, la mâchoire sectionnée ; plus loin, celui d’une femme, sa mère peut-être ; là la tête d’un vieillard, il sourit presque, les yeux mi-clos, le front lisse, ses cheveux noirs attachés par-derrière. Insoutenable billard. Les têtes roulent, se mêlent aux sacs, paniers, bottes, parfums de shampooings, mains de musiciens et autres énervements d’une correspondance. Ma lettre d’adieu est écrite. Au mur, j’aperçois le dessin d’une lyre imprimé sur une plaque de tôle émaillée bleu clair, numéro 50. Au bout d’une allée montante où brillent toujours les minuscules poussières stellaires résonne la réverbération du quai. Une lueur de panique enveloppe cette station Jean-Talon. À gauche, j’entends gronder du fond de son antre, crescendo, le monstre métropolitain. Il fonce vers nous à toute vitesse. L’envie de sauter devant cette foule distraite m’excite. Une touffeur brutale accompagne les wagons bleu et blanc. Le freinage rappelle le souffle d’une baleine ou une crise d’asthme. Les portes s’ouvrent sur la cohue. Mon corps prend place. Encore deux stations et je serai un incident éternel, une statistique, une note de renvoi dans un livre de sociologie. Je provoquerai un délai. Une voix émiettée dira : « Attention à tous les voyageurs ». Je causerai un choc nerveux au conducteur. Je ferai crier d’horreur des jeunes filles, des mères et leurs enfants. Je serai une lâche, une désespérée, une libérée, une pauvre enfant. Je deviendrai la raison d’être des ambulanciers, des policiers. La voix d’une femme invisible annonce : « Prochaine station : Jarry ». Dans un coin, un jeune garçon lit l’Odyssée. En face de lui une étudiante corrige un devoir de chimie. Entre les deux je lis : « Il est interdit de franchir cette porte. » Des vapeurs de musique squelettique s’échappent de coiffures roses, vertes et noires gominées. Tout est tellement prévisible ici-bas, bruyant, aveuglant, insupportable. Trop de tout, pas assez de rien. J’ai connu le bonheur. Alors pourquoi continuer ? La parade est terminée. Je me suis follement ennuyée. Une jeune femme en uniforme prend place devant moi. Elle baisse les yeux. Elle ressemble à une consigne. Elle regarde ses mains, lit une lettre « Ne me parlez plus de sérénité, de douceur… », s’effondre. Je disparais, libérée d’un amas de chairs difformes rouges et sales, station Crémazie, pour une étincelle.

© Rober Racine, 2001


Lignes de Métro
, sous la direction de Danielle Fournier et Simone Saurens, les éditions de l'Hexagone et VLB éditeur , Montréal, 2002, pp.165-171.

vendredi 1 février 2002

La Transfiguration de Clarice Aquino

Lettre adressée à la chanteuse Clarice Aquino, retrouvée dans son sac après sa mort.

« Chère Clarice Aquino,
J’espère que vous lirez cette lettre.
Je veux vous dire combien je partage la violence de vos chansons. Cette violence qui se pose sur l’autre, sans pouvoir la fuir. Cet envahissement. La question des origines incertaines, ce cri secret résonne très fort en moi. Je ne sais comment vous dire cela… Avez-vous, enfant peut-être, ressentie une pareille douleur ? Je le croirais.
Je vous demande cela parce que j’ai perdu mes parents ( j’avais 5 ans) dans un accident de train ( j’ai 39 ans, mariée, 3 enfants). Depuis, cette disparition injuste m’habite. Elle me hante. Je retrouve cette perte, cette brutalité dans vos chansons. Cette absence violente est peut-être ce qui vous inspire. On dirait qu’au bout de chaque phrase de vos chansons il y a une explosion, un cri de vitre brisée.
Peut-être me trouvez-vous folle...
Je vis à Saint-Jean, une petite ville de Terre-Neuve, au Canada. Nous venons de la mer et y travaillons dans des conditions difficiles. J’ai des livres, et quelques disques pour me distraire. L’autre jour, j’ai entendu l’une de vos chansons à la radio. J’étais au garage. C’était « Gire Up ». Votre voix ressemblait à une plainte d’animal. Il y avait comme des déchirements, une noirceur, la passion de détruire des égorgements. Ça m’a rappelé la violence de la mer ici, l’hiver. La force sauvage des eaux me fait peur et me fascine. Avez-vous déjà ressentie cela ? Connaissez-vous la mer ? La mer déchaînée qui avale nos hommes partis pêcher ? Je retrouve cela dans le craquement de vos mots. Des mots simples comme un filet de pêcheur, des hameçons. Ils emprisonnent les sentiments et les vies. Dans « Gire Up » il y a ce personnage du kamikaze. J’imagine un adolescent, perdu, laissé pour compte, aux prises avec les drogues d’aujourd’hui, le chômage, l'errance urbaine, le désespoir, la détresse face à lui-même, aux siens et ceux qui l’effraient dans sa grande sensibilité. Il aime les excès, regarder la souffrance. Ses yeux fermés sur la peau de cette fille, sur sa disparition. Je connais cette fatigue proche de l’écœurement. Ce sentiment de quitter l’autre avec son odeur sur la main, dans les cheveux. Des êtres comme lui hantent nos villes. Ici certains deviennent des « serial killers » , les tueurs en série ; ou des artistes. Je crois qu’il y a un meurtrier en chacun de nous. Une noirceur qui casse tout et nous fait agir parfois. Vous ne trouvez pas ?
Vos chansons me rappellent la folie carrée des personnages d’enfants dans les romans de Faulkner. Ou certains poèmes de E.E. Cummings, un poète américain que j’aime beaucoup. Le connaissez-vous ? Les spécialistes riraient peut-être de moi. Je m’en fous. Il y a des familles partout. Malgré la souffrance, nous mettons au monde des enfants qui pleurent, rient et nous émerveillent.
Enfin…
Je voulais juste vous dire qu’il y a une femme à Terre-Neuve, qui élève ses trois enfants comme elle peut, et qui aime vos chansons. Elles me calment. Je veux dire… la colère de vos textes apaise la mienne. Elles possèdent quelque chose comme un désastre bienfaisant. Comme s’il y avait toujours ce train en moi qui déraillait et détruisait les familles du quartier. Dans vos phrases, je retrouve la vitesse de ce train qui a tout brisé. Il roule vers l’océan pour me livrer ses morts. La disparition de mes parents a l’âge de mes enfants. J’entends leurs cris à chaque nuit. J’espère que ma lettre vous parviendra. Un mot de vous ferait ma journée comme on dit.
Merci.
Carmen MacIntyre-Zimara. »
7 Beck’s Cove, PO Box 5907, St John’sNew Foundland, CanadaA1C 5X4Tel. : (709) 754-4434

Traduit de l’anglais par Rober Racine au mois de février 2002.

© Rober Racine, 2002

Aquin des écrivains, Le temps volé éditeur, Montréal, 2002, pp.92-96.

dimanche 1 octobre 2000

Les yeux nus

pour Monique, Antoine et Théa

Parce qu’au fond de la coquille du strombe, il y avait quelques mots, vivant dans une rumeur chaude, que je n’ai pu percevoir avec précision, Dolorès Constella m’a regardé et dit : « Écoutez, vous verrez. Il n’y a pas de paupières au début. Écoutez encore une fois. Vous verrez, les mots ont les yeux nus au début. »
Ce matin là, j’ai eu besoin de la présence physique des livres. Je peux passer des heures, des jours, des semaines en vacances sans eux. Je peux demeurer assis, immobile comme un iguane, à regarder ce qui passe, fermer les yeux, méditer, cuisiner, marcher, être là, respirer, dans le temps, ne rien faire, tout simplement. Mais vient un jour où j’ai besoin de voir des livres.
Alors, j’ai fait le tour du petit village Comble-de-la-beauté sur cette île dans les Antilles à la recherche d’une librairie, une boutique où il y aurait quelques livres à contempler, humer, palper ou faire craquer. J’ai visité toute l’île à pieds. Je n’ai rien trouvé. Juste la mer, les palmiers, un soleil blanc, et une chaleur de près de 103 degrés Fahrenheit, sec.
Les librairies ressemblent à des cavernes ou des grottes magiques. Chaque livre est une salle. Certaine renferme des trésors, d’autres pas. Comme les stalagmites et les stalactites, certains mots, certaines phrases montent, d’autres tombent ; une émotion touche, une autre doit être touchée. Le temps a une odeur, un écho, un son, une humidité, un craquement.
Sur la petite route qui me ramenait à la maison, j’ai croisé un vieux monsieur à bicyclette. Il était vêtu d’une chemise émeraude et d’un pantalon jaune. Un sourire d’écume éclairait son visage rieur sous un regard aimant. En me voyant errer, il s’est arrêté :
― Vous cherchez quelque chose ?
― …Une librairie.
Il a ri un grand coup. Comme si je venais de lui demander où se trouvait la Place Ville-Marie. Je lui ai expliqué ce que je cherchais.
Il m’a regardé :
― Vous voulez dire la maison où dorment les livres ?
― … Oui, c’est ça.
― …Il faut aller voir Dolorès Constella, là-haut. Elle vit dans l’ivoire.
― …
Il a tourné la tête vers l’est, en direction d’une petite colline verte mouchetée de chaux.
― C’est là-haut. Dessous le ciel et son bleu. C’est tout blanc. Il n’y a rien ; juste Dolorès qui a l’âge de la température aujourd’hui.
Il est reparti en riant, nonchalamment, pédalant à un mille à l’heure. Sous son chapeau de paille, il était magnifique.
J’ai marché là-haut, vers l’ivoire.
Je suis arrivé devant une petite maisonnette recouverte de crépi blanc, telle une coquille d’œuf. Un calme bienfaisant s’en dégageait. Une porte ouverte, deux fenêtres libres. À l’entrée, épinglé sur le mur, il y avait un petit rectangle de papier de qualité sur lequel on pouvait lire ces mots en français : « Nous vous conseillons de ne pas faire relier ce volume immédiatement, mais d’attendre que l’impression soit bien sèche. Pour ce même motif, ne retirez pas les serpentes de soie protégeant les gravures avant un délais d’une année à compter de la date de parution de cet ouvrage. Le séchage des noirs profonds est lent. »
J’ai cru que c’était la chaleur.
À l’intérieur, la pièce est vide. Aucun livre, aucune table, aucun rayon, rien. Juste la fraîcheur, la douceur, le silence. Une femme, à l’âge de la température, se repose, assise sur une petite chaise qui craque. Ses yeux sont bleus, sa peau café, un sourire d’une blancheur de lune. Elle porte une ample robe rouge coquelicot. À ses pieds, déposée sur une petite feuille de bananier qui contraste avec la blancheur du sol, une coquille de strombe semble se reposer tel un chien auprès de son maître.
Dolorès Constella me regarde, moqueuse.
― Ça vous manque, hein ?
Elle fixe le coquillage puis pose un regard plein de bonté sur mon visage.
― C’est le dernier livre, ici, à Comble-de-la-beauté.
Elle voit mon étonnement, lève la tête, pose les mains sur ses genoux.
― Prenez-le. C’est en français. De la philosophie… un polar, je crois…
Je prends le coquillage, ferme les yeux et le colle à mon oreille. Un petit écho moite fait vibrer mon tympan : « Où, où es-tu ? »
Dolorès sourit.
― Alors ? Ça vous plaît ?
― C’est beau, dis-je, en ouvrant les yeux. On dirait le bout du vent qui murmure : Où, où es-tu ?
Elle incline la tête, légèrement.
― Écoutez une autre fois, lentement. Au début, il n’y a pas de paupières sur les mots.
Je tends l’oreille à nouveau : Où, où es-tu ?
Dolorès Constella voit que j’entends les mêmes paroles.
Elle chuchote :
― Au tout début les sons ont les yeux nus.
Elle fredonne alors d’une voix chaude :
― Ou… ou… Es-tu ?
Elle prend une grande respiration de bonheur et sourit à nouveau.
J’ai reposé le coquillage sur la feuille verte. J’ai regardé les mains de Dolorès sculptées comme des racines.
― Il n’y a plus de livres alors ? ai-je demandé.
― Si, celui que vous venez de déposer, là. C’est le seul maintenant.
Il y eut un long silence. Puis la rumeur océanique.
― J’ai vécu quarante ans ici en compagnie de trois cent soixante-cinq livres. Un pour chaque jour de l’année. Je connaissais seulement le titre, pas l’histoire. À chaque fois qu’un visiteur venait ici pour acheter un livre, je lui disais : racontez-moi votre vie et vous prendrez le livre de votre choix. Robinson Crusoé a été pris par un certain monsieur Maxwell Prince, un médecin légiste de Chicago. Le Rouge et le Noir par mademoiselle Evelyn Shannon, une jeune cardiologue de Perth. Et ainsi de suite, jusqu’à vous. Je peux vous raconter dans le moindre détail chacune de ces trois cent soixante-quatre vies. Ce sont mes livres maintenant. Aujourd’hui, il reste Ou… ou… Es-tu ? Si vous le voulez, il est à vous.
Je lui ai raconté ma vie.
En quittant Dolorès Constella, j’ai repensé aux paupières des mots, à leurs yeux nus. J’ai compris bien des années plus tard l’histoire du où avec une paupière et ou sans paupière. Aussi, je me suis souvenu de ce qu’elle m’avait dit, en la quittant, au sujet du petit bout de papier épinglé à l’entrée. Il lui avait été offert par un certain monsieur Blaizot, libraire à Paris. L’homme lui aurait dit que le texte résumait « d’une certaine manière » sa profession. Il serait reparti avec Les Amours d’Ovide.
Alors, je me suis dit, dans la chaleur de son âge, Dolorès Constella, cette libraire unique en son genre, celle qui offrait un livre à tout lecteur qui lui raconterait sa propre vie, cette femme, elle était la plus belle librairie du monde.

© Rober Racine, 2000


La Maison du rêve
, des écrivains rendent hommages aux libraires, sous la direction de Simone Saurens, les éditions de l'Hexagone et VLB éditeur, Montréal, 2000, pp.172-177.

vendredi 18 septembre 1998

Le Coeur du baiser

Après qu'elle eut posé un baiser sur son coeur, personne n'a tenu compte de l'exagération de son tourment. Il y avait là une courbe, un angle, une petite tension aveugle. Le pouvoir de la douleur est immense lorsqu'on ne sait pas, lorsque le temps n'est plus complice de l'acte de tuer.
Ce fut si simple. Si simple de triturer la matière de ce coeur. Cette boule de chair, ce muscle gonflé d'errance.
Il y avait un pli, un désert, une rumeur dans le vent, un souffle, un tremblement, une palpitation. Quelque chose de bizarre que les cardiologues désignent d'un terme obscur. Pas même une émotion. Des veines, des vaisseaux, l'âme à part.
On lui avait tout expliqué. Le CO2, le sang artériel, la partie gauche, la partie droite. L'ennui, la déchirure, le pouls : la lourdeur du temps posé sur soi, à la surface des poignets ou près du sein.
Elle a posé un baiser et tout s'est tu. Elle a posé ses lèvres froides sur ce coeur battant et la lame sans âme a fait son chemin, aveugle et conquérante. La courbe de l'angle a erré le temps d'une pointe, le temps d'un manche. Le temps d'une pulsion essentielle.
Maintenant ce n'est plus un objet, c'est rien. Les médecins légistes de la ville essaieront de faire concorder leurs observations, leurs supputations.
Dans quelques jours, les jurés de la salle d'audience C-217 verront cette courbe d'or comme le signe d'une passion malhabile. Un rayon de soleil égaré dans la flambée d'automne.
Plus jamais le baiser de l'autre n'aura de prise sur la peau de l'aimé. Une main, des lèvres, un souffle d'alcool, une méprise, un coup de rage. Et puis rien. Juste un meurtre. Un autre.

© Rober Racine, 1998


Trois
, Vol.13, no 2, 1998, pp. 258-259