à Jacques, mon père
Il est curieux de voir comme certains mots accompagnent notre existence. Silence, retrait, solitude, création, méditation, infini, nuit, temps ou invisible en sont quelques-uns dans la mienne. Il y a toujours eu des mots satellites en moi. Ils sont le reflet d’un état d’esprit, une manière de vivre, de voir le monde. Aujourd’hui, certains ont disparu, d’autres veillent encore pour accueillir les nouveaux venus. Ils forment un petit groupe homogène, stable. Ces îlots invisibles portent en eux des traces de soi et d’autrui. Ils forment un archipel de pôles qui, invariablement, s’attirent et se dirigent vers l’inconscient. Ils agissent en nous comme un gong frappé : l’invisible et l’impalpable répondent au bronze immuable. Le pas semble suivre sa trace. La Terre en est ridée. Ses milliards d’habitants en sont les plus mystérieuses. Nous sommes tous la trace de nos parents. Personne n’y échappe. Cela remonte à la nuit des temps. Aussi, nuit et temps dessinent-ils le verso du visible. Dès lors s’offre à nous une zone où le vestige est lui-même invisible : souvenir, mémoire, inconscient, pour ne nommer que les plus présents.
Vitre
Enfant, j’avais de la difficulté à faire la différence entre l’invisible et le transparent. Je regardais le centre d’une vitre et je croyais voir un objet invisible. Puis j’ai remarqué des reflets sur la surface de verre, des traces de doigts. Un jour, j’ai vu un bourdon se frapper contre la vitre : pok. À cet instant, j’ai fait la différence entre l’invisible et le transparent. La transparence a besoin de matière pour exister. Un son m’a permis de les différencier. Dès lors j’ai regardé le monde en essayant de trouver tout ce qui pouvait être invisible : le vent, les bruits, la température, la voix, la douleur, la joie, l’ennui, le diaphane, l’infini, l’éternité, le mouvement, etc. Des années plus tard, je découvrirais avec ravissement certains textes d’Aristote sur le sujet : les Petits traités d’histoire naturelle (De la sensation et des sensibles), Physique (le Livre Six) et le Traité de l’âme (La vue et le visible). Aristote est un guide merveilleux dans l’art d’observer le monde de manière sensorielle. Il capte, ressent, comprend, réfléchit et témoigne avec clarté des phénomènes simples et complexes, abstraits ou concrets. Il est un compagnon de route vers lequel je reviens régulièrement depuis des années. Je ne saisis pas tout du premier coup. Mais il n’est pas important de toujours tout comprendre. À la manière du temps, invisible en soi, la pensée du philosophe agit sur moi et m’indique de nouvelles voies : ces successions de petites traces.
Des pas
Enfant je ne lisais pas. J’ai commencé à lire véritablement vers l’âge de quinze ou seize ans. Avant ce temps de la lecture, je vivais dans mon corps, dans la nature, le monde du visible et du sensible immédiat. Ce qui était de l’ordre de l’esprit, du savoir, me rebutait, me freinait, me rendait littéralement malheureux au point de pleurer ou de fuir à travers champs retrouver mes amis les insectes. Je n’ai jamais été bien à l’école; que ce soit comme étudiant ou professeur. Mais comme la plupart des enfants, le monde du merveilleux touchait en moi un nid ensommeillé où mille traces viendraient un jour changer ma vie. Déjà l’invisible fomentait les brindilles de ce nid intérieur. L’exploration spatiale des Américains me fascinait, tout particulièrement les astronautes marchant dans l’espace. Un homme couché dans de l’invisible, vêtu de blanc, le visage caché derrière une visière de mylar, tel un insecte cosmique, nouveau-né flottant dans le liquide amniotique de l’exploration, fut l’une des images les plus fortes à s’imprimer en moi. Comme d’autres enfants, j’ai refait ces marches dans l’espace sous l’eau des piscines. J’ai passé là des heures en état d’apesanteur aquatique, à refaire les gestes des astronautes des vols Mercury, Gemini et Apollo. En apesanteur, la gravité n’est-elle pas invisible, inatteignable ?
Bandelette
Un soir d’automne est apparu sur l’écran noir et blanc du téléviseur familial The Invisible Man, la série télévisée américaine de 1958 inspirée du merveilleux roman de H. G. Wells publié en 1897. Pendant vingt-six semaines j’ai suivi avec fascination les aventures de ce curieux monsieur-momie portant des lunettes de soleil et coiffé d’un feutre, rappelant en cela le casque d’Hadès qui le rendait invisible lors de son combat contre les Titans.
J’ai retenu peu de choses de ces treize heures d’aventures. Sinon la bandelette blanche se déroulant autour de sa tête pour nous révéler l’invisibilité du héros, les rixes entre lui et des malfaiteurs ébahis de recevoir des coups provenant du vide, mais surtout, les traces de pas sur le sol trahissant, ou témoignant de sa présence invisible au monde. Pour moi l’essentiel gravite autour de ces trois souvenirs : l’apparition, la révélation, la disparition. Ainsi, pour toute preuve, il nous reste la signature légère d’un pied humain. Les pas de l’homme invisible, ceux des astronautes marchant dans l’espace et le « petit pas pour l’homme, un pas de géant pour l’Humanité » de Neil Armstrong sur la Lune.
L’invisible traverse trois romans anglais du XIXe siècle, annonciateurs de notre modernité : Frankenstein de Mary G. Shelley publié en 1818, Dr. Jekyll and Mr. Hyde de Robert Louis Stevenson publié en 1886 et The Invisible Man de Herbert George Wells publié en 1897. Sous l’impulsion du premier, écrit en quelques mois par une jeune fille de dix-neuf ans en vacances près de Genève, ces ouvrages, prolongeant les mythes de l’Antiquité grecque, traitent à divers niveaux de l’absence d’identité, du double, de la disparition, de l’anonymat (pour ne pas dire l’innommable ou l’innommé : l’être créé par Victor Frankenstein ne porte aucun nom mais lit Plutarque et Goethe caché dans une cabane), du clonage, des manipulations génétiques et autres obsessions de notre siècle. La lecture des trois romans, dans l’ordre de leur création, est révélatrice. Étrange tout de même qu’au XIXe siècle, en Angleterre, ces trois écrivains (parmi les plus connus) aient raconté respectivement l’histoire d’un homme qui en crée un autre (Frankenstein); se transforme en une autre personne (Dr. Jekyll and Mr. Hyde); enfin, peut devenir invisible à volonté (The Invisible Man). Dans chacun des cas l’invention du procédé permet au héros de se subtiliser, de se dissimuler à lui-même et aux autres ou de disparaître. L’invention échappe à son créateur, le dépasse ou le perd. Se recréant autre il devient absence. Seules les traces demeurent : parts brisées d’un disparu…
Musique
À la fin de mon adolescence, la grande invisible qui changea ma vie fut la musique. Elle m’a donné accès à la lecture, à l’écriture, à la création sous toutes ses formes. Trente ans plus tard, l’aventure de la création est toujours au cœur de ma vie. C’est la colonne vertébrale de mon existence.
C’est par le plus grand des hasards que j’ai pris connaissance des œuvres musicales d’Érik Satie. Sa musique n’a jamais été très présente dans ma vie, sauf à quatre occasions précises : l’interprétation au piano, seul et sans arrêt, devant public, des Vexations (1893-1895). Entre novembre 1978 et mai 1979 j’ai donné quatre exécutions intégrales de cette œuvre. En lisant les partitions de ses premières œuvres, j’ai remarqué à quel point Satie aimait noter entre les portées des indications de jeu où l’invisible, l’impossible, l’impalpable et l’intemporel même s’offrent à l’interprète.
Aujourd’hui j’avoue préférer les partitions de Satie à sa musique. Elles possèdent des intuitions poétiques et philosophiques. Elles amènent le lecteur sur les voies évoquées plus haut au sujet d’Aristote.
Nous savons que le rapport, le sens, entre le son musical et le mot, la musique et le texte, l’image ou les couleurs (pensons aux œuvres des compositeurs Alexandre Scriabine ou Olivier Messiaen par exemple) sont très subjectifs pour l’auditeur. Satie, sous des dehors parfois humoristiques (réels en certains cas), associe une phrase musicale (succession de notes) avec des indications de jeu qui diffèrent des expressions traditionnelles telles que : legato, portato, pianissimo, sotto voce, crescendo, semplice, etc. Satie, en réaction à une certaine forme d’académisme, ironie ou sarcasme, inscrit plutôt des mots destinés à créer chez l’interprète un certain état. Dans les trois premières Gnossiennes (1890), il écrit : Très luisant, Questionnez, Du bout de la pensée, Postulez en vous-même, Pas à Pas, Avec une légère intimité, Seul pendant un instant, Portez cela plus loin, Ouvrez la tête, Enfouissez le son…
En lisant ces indications (Satie interdisait à quiconque de les lire à haute voix pendant l’exécution de l’œuvre) imprimées sur une feuille blanche, sans portées musicales, on a sous les yeux quelque chose de semblable à certains exercices de méditation. Mais elles sont davantage mystérieuses en relation avec le texte musical.
Une œuvre troublante à cet égard est la Messe des Pauvres composée en 1895. Elle est écrite pour chœur et grand orgue. Ici la question de l’invisible est posée sans détour. À la fin de la section Commune qui mundi nefas, Satie écrit au-dessus de cinq accords joués parallèles aux claviers et pédalier : Presqu’invisible.
Cette indication m’a longtemps habitée. Elle m’intrigue toujours. Elle rappelle les énigmes d’Héraclite. Comment peut-on être ou devenir presque invisible ? La question, dans ce contexte, est sans réponse. Satie invite, propose, souhaite qu’à cet instant précis, ou le texte musical ou l’interprète soit presque invisible. Je dis un ou l’autre et non les deux parce que Satie met le mot invisible au singulier. Le son, un état d’être sont en soi non visibles. Mais être presque invisible, c’est aussi être un peu visible. Ici la réflexion est sans fin. Ailleurs, dans la Messe des Pauvres, se trouve une autre indication de jeu déstabilisante. Elle se trouve à la section Prières des Orgues. Elle est le pendant temporel du presque invisible qui, lui, est spatial. À deux reprises, Satie indique : Avec un grand oubli du présent. Oublier le présent c’est la nostalgie. Ce peut être également se souvenir ou espérer, passé et futur étant les deux versants d’un présent évanescent. Mais c’est aussi oublier le présent, l’instant présent, pour devenir musique, sons et silence; invisible donc.
Deux années plus tard, en 1897, Satie composera trois œuvres pour piano : Pièces froides, danses de travers. Chacune contient des indications semblables à celles des premières Gnossiennes. Peut-être vont-elles plus profondément en soi. Blanc, Toujours, Mieux, Merveilleusement, Parfait, Sans bruit. Puis, celle-ci : Être visible un moment. Nouvelle énigme. Satie demande à être visible. Ce qui suppose qu’avant l’invisible était. Ici le un moment rejoint le presque de la Messe des Pauvres.
Le mystère, l’énigme circulent à travers ces œuvres de Satie. Elles sont une longue méditation sur la manière d’être à la musique, aux mots, au piano, au moment où l’on s’assoit pour poser les mains sur le clavier et modeler une face cachée de la vision. Aussi, pour toucher ce nouvel audible, Satie demande à l’interprète de s’abstraire sans laisser de traces…
Kitiège
L’histoire de la musique est remplie d’œuvres où l’invisible est évoqué, célébré, raconté. La musique, le cinéma et la radio sont des formes d’expression idéales pour ce thème. En 1984 j’ai écouté pour la première fois l’opéra La légende de la ville invisible de Kitiège du compositeur russe Rimski-Korsakov. L’œuvre fut composée entre 1904 et 1907. C’est en lisant les ouvrages du philosophe Vladimir Jankélévitch que j’ai pris connaissance de cette œuvre. Il parle très souvent de cet opéra dans ses livres sur la musique et la philosophie. Dans La musique et l’ineffable (Éditions Armand Colin, 1961, Éditions du Seuil, 1983) il a écrit des pages d’une grande sensibilité sur ce lieu omniprésent et le personnage de la Vierge Févronia, « symbole de l’innocence », dit-il. Celle-ci parle aux animaux, aux oiseaux, telle Orphée. La nature s’attendrit en sa présence. La ville invisible de Kitiège est sise aux abords d’un lac. Or seul le reflet sur l’eau du lac montre l’image de Kitiège. Telle une variante du mythe d’Écho et Narcisse, l’invisible ici se mire dans l’eau. Un aspect singulier de Kitiège est d’entendre les cloches de la ville tinter au loin, mystérieusement. Ici, littéralement, l’invisibilité résonne.
Le personnage de Févronia rappelle, par certains côtés, celui de la Fée des Neiges, Snegourotchka, de l’opéra éponyme que Rimski-Korsakov composa en 1880-1881. Snegourotchka est en quête d’amour. À l’arrivée du printemps, son cœur s’enflamme pour Mizgir’, un marchand. Faite de neige, Snegourotchka, tranquillement, se liquéfie. « J’aime et je fonds », dit-elle, au moment où elle ressent l’amour pour la première et dernière fois de sa vie. Disparaissant sous la chaleur du soleil, à la lumière du jour printanier, elle s’évapore, se désintègre. Devenue eau, matière transparente, elle aussi est presque invisible. Elle devient l’absence, la nostalgie : traces a-temporelles.
J’ai peu d’affinité avec le monde de l’opéra. Mais l’idée d’une ville invisible se reflétant sur l’eau d’un lac, îlot central de l’histoire, a tout pour me séduire. Je n’ai plus le coffret de cette œuvre, ni le livret. Mais il me suffit de penser qu’il y a quelque part, dans une autre Russie, près de la Volga, cette ville de Kitiège et Févronia, pour me transporter au bord de ce lac. Là-bas, devant du rien dont le reflet a la forme d’une ville, j’entends résonner les cloches inexistantes d’une cité jamais bâtie…
Mélange
En 1993, j’ai été invité par le centre de production Western Front, à Vancouver, à réaliser une œuvre audio. Là-bas sont nées les premières Sound Signature. Il s’agissait pour moi de faire entendre le son de l’écriture manuscrite. Faire apparaître ce qui est inaperçu, seulement marqué. Un trait d’encre naît en frottant, faisant crisser, aspirant le papier et glissant sur lui. J’ai placé l’écriture sous microscope. Puis j’ai remplacé le verre grossissant par un micro. On le sait, l’infiniment petit et l’infiniment grand sont, pour nous humains, les deux zones où l’invisible prend demeure. Écouter l’enregistrement sonore d’un être humain signer son nom plusieurs fois de suite nous ramène au monde animal. C’est l’insecte qui taille une feuille avec ses mandibules, lacère, déchire. L’animal qui creuse, griffe ou se gratte. Dans le son de l’écriture l’auditeur perçoit comme l’ADN perdu d’un monde parallèle. Le visible semblerait avoir été abandonné trop près des zones du non-être.
Je vivais dans cette dimension, au Western Front, lorsqu’un matin, je vis sur une table un petit carton bleu gris de la dimension d’une carte d’affaires. Sur ce bout de ciel souple je lus l’inscription suivante : Blending the visible with the invisible. On devine quel mot a retenu mon attention. Je tenais dans mes mains cette petite carte en me demandant de quoi il s’agissait. Je l’ai retournée. Au verso je vis le calendrier de l’année en cours. Sur le côté, en lettres minuscules, un nom : Maurizio Nannucci.
Cet artiste est né à Florence en 1939. Il est bien connu pour ses œuvres réalisées avec des tubes de néon lumineux colorés, lesquels forment des phrases envoûtantes. Des textes courts de la même teneur que celui inscrit sur le petit carton. Cet artiste multidisciplinaire a fait également plusieurs installations sonores. Mais pour moi, il reste l’auteur de cette phrase étrange. J’ai longtemps conservé cette petite carte dans mon portefeuille. Puis, je l’ai rangée dans mes dossiers. Les mots se sont déposés en moi. Au point où je les ai cités dans mon roman Là-bas, tout près publié en 1997.(1) Au fil des ans, il s’est passé un glissement dans mon esprit. Le mot blending (mélanger) est devenu blinding (aveugler). Si bien que pour moi, la phrase de Nannucci est devenue : « aveugler le visible avec l’invisible ». Dernièrement, en consultant mes notes de l’époque pour la rédaction de ce texte, je me suis rendu compte du… mélange effectué en moi pendant des années. Mélanger le visible avec l’invisible, l’audible avec l’inaudible, se rapproche des partitions de Satie commentées plus haut. Mélanger, mêler, unir, aveugler… peu importe. Ce qui trouble dans l’assertion de l’artiste italien, c’est la possibilité de fondre des dimensions dissemblables, à la limite du palpable et de l’impalpable…
Hélice
Sur la piste 18 de l’aéroport de Riga, j’attends le décollage de mon avion pour Amsterdam, puis Montréal. Par le hublot, j’observe un avion bimoteur à hélices, immobile. Puis, lentement, une première hélice se met à tourner. Plus sa vitesse de rotation augmente plus elle pâlit, se raréfie, semble disparaître pour enfin devenir tout à fait invisible. Pensant à ce texte à écrire, je me dis que la vitesse est peut-être la condition première pour devenir invisible. L’hélice, passant de l’immobilité du visible à la haute-vitesse de l’invisible, résume en quelque sorte notre passage sur terre. Plus nous avançons en âge, plus l’effacement semble nous gagner. Le lot de nos apparences se mêle aux traces que nous laissons derrière nous. L’avènement de l’invisible touche à l’irréversible.
Vladimir Jankélévitch exprime très bien ce sentiment dans Quelque part dans l’inachevé (Gallimard, 1978) : « La musique repousse à l’infini le visage de notre passé et laisse inassouvies les fêtes du retour ».
Il est curieux de voir comme certains mots accompagnent notre existence. Silence, retrait, solitude, création, méditation, infini, nuit, temps ou invisible en sont quelques-uns dans la mienne. Il y a toujours eu des mots satellites en moi. Ils sont le reflet d’un état d’esprit, une manière de vivre, de voir le monde. Aujourd’hui, certains ont disparu, d’autres veillent encore pour accueillir les nouveaux venus. Ils forment un petit groupe homogène, stable. Ces îlots invisibles portent en eux des traces de soi et d’autrui. Ils forment un archipel de pôles qui, invariablement, s’attirent et se dirigent vers l’inconscient. Ils agissent en nous comme un gong frappé : l’invisible et l’impalpable répondent au bronze immuable. Le pas semble suivre sa trace. La Terre en est ridée. Ses milliards d’habitants en sont les plus mystérieuses. Nous sommes tous la trace de nos parents. Personne n’y échappe. Cela remonte à la nuit des temps. Aussi, nuit et temps dessinent-ils le verso du visible. Dès lors s’offre à nous une zone où le vestige est lui-même invisible : souvenir, mémoire, inconscient, pour ne nommer que les plus présents.
Vitre
Enfant, j’avais de la difficulté à faire la différence entre l’invisible et le transparent. Je regardais le centre d’une vitre et je croyais voir un objet invisible. Puis j’ai remarqué des reflets sur la surface de verre, des traces de doigts. Un jour, j’ai vu un bourdon se frapper contre la vitre : pok. À cet instant, j’ai fait la différence entre l’invisible et le transparent. La transparence a besoin de matière pour exister. Un son m’a permis de les différencier. Dès lors j’ai regardé le monde en essayant de trouver tout ce qui pouvait être invisible : le vent, les bruits, la température, la voix, la douleur, la joie, l’ennui, le diaphane, l’infini, l’éternité, le mouvement, etc. Des années plus tard, je découvrirais avec ravissement certains textes d’Aristote sur le sujet : les Petits traités d’histoire naturelle (De la sensation et des sensibles), Physique (le Livre Six) et le Traité de l’âme (La vue et le visible). Aristote est un guide merveilleux dans l’art d’observer le monde de manière sensorielle. Il capte, ressent, comprend, réfléchit et témoigne avec clarté des phénomènes simples et complexes, abstraits ou concrets. Il est un compagnon de route vers lequel je reviens régulièrement depuis des années. Je ne saisis pas tout du premier coup. Mais il n’est pas important de toujours tout comprendre. À la manière du temps, invisible en soi, la pensée du philosophe agit sur moi et m’indique de nouvelles voies : ces successions de petites traces.
Des pas
Enfant je ne lisais pas. J’ai commencé à lire véritablement vers l’âge de quinze ou seize ans. Avant ce temps de la lecture, je vivais dans mon corps, dans la nature, le monde du visible et du sensible immédiat. Ce qui était de l’ordre de l’esprit, du savoir, me rebutait, me freinait, me rendait littéralement malheureux au point de pleurer ou de fuir à travers champs retrouver mes amis les insectes. Je n’ai jamais été bien à l’école; que ce soit comme étudiant ou professeur. Mais comme la plupart des enfants, le monde du merveilleux touchait en moi un nid ensommeillé où mille traces viendraient un jour changer ma vie. Déjà l’invisible fomentait les brindilles de ce nid intérieur. L’exploration spatiale des Américains me fascinait, tout particulièrement les astronautes marchant dans l’espace. Un homme couché dans de l’invisible, vêtu de blanc, le visage caché derrière une visière de mylar, tel un insecte cosmique, nouveau-né flottant dans le liquide amniotique de l’exploration, fut l’une des images les plus fortes à s’imprimer en moi. Comme d’autres enfants, j’ai refait ces marches dans l’espace sous l’eau des piscines. J’ai passé là des heures en état d’apesanteur aquatique, à refaire les gestes des astronautes des vols Mercury, Gemini et Apollo. En apesanteur, la gravité n’est-elle pas invisible, inatteignable ?
Bandelette
Un soir d’automne est apparu sur l’écran noir et blanc du téléviseur familial The Invisible Man, la série télévisée américaine de 1958 inspirée du merveilleux roman de H. G. Wells publié en 1897. Pendant vingt-six semaines j’ai suivi avec fascination les aventures de ce curieux monsieur-momie portant des lunettes de soleil et coiffé d’un feutre, rappelant en cela le casque d’Hadès qui le rendait invisible lors de son combat contre les Titans.
J’ai retenu peu de choses de ces treize heures d’aventures. Sinon la bandelette blanche se déroulant autour de sa tête pour nous révéler l’invisibilité du héros, les rixes entre lui et des malfaiteurs ébahis de recevoir des coups provenant du vide, mais surtout, les traces de pas sur le sol trahissant, ou témoignant de sa présence invisible au monde. Pour moi l’essentiel gravite autour de ces trois souvenirs : l’apparition, la révélation, la disparition. Ainsi, pour toute preuve, il nous reste la signature légère d’un pied humain. Les pas de l’homme invisible, ceux des astronautes marchant dans l’espace et le « petit pas pour l’homme, un pas de géant pour l’Humanité » de Neil Armstrong sur la Lune.
L’invisible traverse trois romans anglais du XIXe siècle, annonciateurs de notre modernité : Frankenstein de Mary G. Shelley publié en 1818, Dr. Jekyll and Mr. Hyde de Robert Louis Stevenson publié en 1886 et The Invisible Man de Herbert George Wells publié en 1897. Sous l’impulsion du premier, écrit en quelques mois par une jeune fille de dix-neuf ans en vacances près de Genève, ces ouvrages, prolongeant les mythes de l’Antiquité grecque, traitent à divers niveaux de l’absence d’identité, du double, de la disparition, de l’anonymat (pour ne pas dire l’innommable ou l’innommé : l’être créé par Victor Frankenstein ne porte aucun nom mais lit Plutarque et Goethe caché dans une cabane), du clonage, des manipulations génétiques et autres obsessions de notre siècle. La lecture des trois romans, dans l’ordre de leur création, est révélatrice. Étrange tout de même qu’au XIXe siècle, en Angleterre, ces trois écrivains (parmi les plus connus) aient raconté respectivement l’histoire d’un homme qui en crée un autre (Frankenstein); se transforme en une autre personne (Dr. Jekyll and Mr. Hyde); enfin, peut devenir invisible à volonté (The Invisible Man). Dans chacun des cas l’invention du procédé permet au héros de se subtiliser, de se dissimuler à lui-même et aux autres ou de disparaître. L’invention échappe à son créateur, le dépasse ou le perd. Se recréant autre il devient absence. Seules les traces demeurent : parts brisées d’un disparu…
Musique
À la fin de mon adolescence, la grande invisible qui changea ma vie fut la musique. Elle m’a donné accès à la lecture, à l’écriture, à la création sous toutes ses formes. Trente ans plus tard, l’aventure de la création est toujours au cœur de ma vie. C’est la colonne vertébrale de mon existence.
C’est par le plus grand des hasards que j’ai pris connaissance des œuvres musicales d’Érik Satie. Sa musique n’a jamais été très présente dans ma vie, sauf à quatre occasions précises : l’interprétation au piano, seul et sans arrêt, devant public, des Vexations (1893-1895). Entre novembre 1978 et mai 1979 j’ai donné quatre exécutions intégrales de cette œuvre. En lisant les partitions de ses premières œuvres, j’ai remarqué à quel point Satie aimait noter entre les portées des indications de jeu où l’invisible, l’impossible, l’impalpable et l’intemporel même s’offrent à l’interprète.
Aujourd’hui j’avoue préférer les partitions de Satie à sa musique. Elles possèdent des intuitions poétiques et philosophiques. Elles amènent le lecteur sur les voies évoquées plus haut au sujet d’Aristote.
Nous savons que le rapport, le sens, entre le son musical et le mot, la musique et le texte, l’image ou les couleurs (pensons aux œuvres des compositeurs Alexandre Scriabine ou Olivier Messiaen par exemple) sont très subjectifs pour l’auditeur. Satie, sous des dehors parfois humoristiques (réels en certains cas), associe une phrase musicale (succession de notes) avec des indications de jeu qui diffèrent des expressions traditionnelles telles que : legato, portato, pianissimo, sotto voce, crescendo, semplice, etc. Satie, en réaction à une certaine forme d’académisme, ironie ou sarcasme, inscrit plutôt des mots destinés à créer chez l’interprète un certain état. Dans les trois premières Gnossiennes (1890), il écrit : Très luisant, Questionnez, Du bout de la pensée, Postulez en vous-même, Pas à Pas, Avec une légère intimité, Seul pendant un instant, Portez cela plus loin, Ouvrez la tête, Enfouissez le son…
En lisant ces indications (Satie interdisait à quiconque de les lire à haute voix pendant l’exécution de l’œuvre) imprimées sur une feuille blanche, sans portées musicales, on a sous les yeux quelque chose de semblable à certains exercices de méditation. Mais elles sont davantage mystérieuses en relation avec le texte musical.
Une œuvre troublante à cet égard est la Messe des Pauvres composée en 1895. Elle est écrite pour chœur et grand orgue. Ici la question de l’invisible est posée sans détour. À la fin de la section Commune qui mundi nefas, Satie écrit au-dessus de cinq accords joués parallèles aux claviers et pédalier : Presqu’invisible.
Cette indication m’a longtemps habitée. Elle m’intrigue toujours. Elle rappelle les énigmes d’Héraclite. Comment peut-on être ou devenir presque invisible ? La question, dans ce contexte, est sans réponse. Satie invite, propose, souhaite qu’à cet instant précis, ou le texte musical ou l’interprète soit presque invisible. Je dis un ou l’autre et non les deux parce que Satie met le mot invisible au singulier. Le son, un état d’être sont en soi non visibles. Mais être presque invisible, c’est aussi être un peu visible. Ici la réflexion est sans fin. Ailleurs, dans la Messe des Pauvres, se trouve une autre indication de jeu déstabilisante. Elle se trouve à la section Prières des Orgues. Elle est le pendant temporel du presque invisible qui, lui, est spatial. À deux reprises, Satie indique : Avec un grand oubli du présent. Oublier le présent c’est la nostalgie. Ce peut être également se souvenir ou espérer, passé et futur étant les deux versants d’un présent évanescent. Mais c’est aussi oublier le présent, l’instant présent, pour devenir musique, sons et silence; invisible donc.
Deux années plus tard, en 1897, Satie composera trois œuvres pour piano : Pièces froides, danses de travers. Chacune contient des indications semblables à celles des premières Gnossiennes. Peut-être vont-elles plus profondément en soi. Blanc, Toujours, Mieux, Merveilleusement, Parfait, Sans bruit. Puis, celle-ci : Être visible un moment. Nouvelle énigme. Satie demande à être visible. Ce qui suppose qu’avant l’invisible était. Ici le un moment rejoint le presque de la Messe des Pauvres.
Le mystère, l’énigme circulent à travers ces œuvres de Satie. Elles sont une longue méditation sur la manière d’être à la musique, aux mots, au piano, au moment où l’on s’assoit pour poser les mains sur le clavier et modeler une face cachée de la vision. Aussi, pour toucher ce nouvel audible, Satie demande à l’interprète de s’abstraire sans laisser de traces…
Kitiège
L’histoire de la musique est remplie d’œuvres où l’invisible est évoqué, célébré, raconté. La musique, le cinéma et la radio sont des formes d’expression idéales pour ce thème. En 1984 j’ai écouté pour la première fois l’opéra La légende de la ville invisible de Kitiège du compositeur russe Rimski-Korsakov. L’œuvre fut composée entre 1904 et 1907. C’est en lisant les ouvrages du philosophe Vladimir Jankélévitch que j’ai pris connaissance de cette œuvre. Il parle très souvent de cet opéra dans ses livres sur la musique et la philosophie. Dans La musique et l’ineffable (Éditions Armand Colin, 1961, Éditions du Seuil, 1983) il a écrit des pages d’une grande sensibilité sur ce lieu omniprésent et le personnage de la Vierge Févronia, « symbole de l’innocence », dit-il. Celle-ci parle aux animaux, aux oiseaux, telle Orphée. La nature s’attendrit en sa présence. La ville invisible de Kitiège est sise aux abords d’un lac. Or seul le reflet sur l’eau du lac montre l’image de Kitiège. Telle une variante du mythe d’Écho et Narcisse, l’invisible ici se mire dans l’eau. Un aspect singulier de Kitiège est d’entendre les cloches de la ville tinter au loin, mystérieusement. Ici, littéralement, l’invisibilité résonne.
Le personnage de Févronia rappelle, par certains côtés, celui de la Fée des Neiges, Snegourotchka, de l’opéra éponyme que Rimski-Korsakov composa en 1880-1881. Snegourotchka est en quête d’amour. À l’arrivée du printemps, son cœur s’enflamme pour Mizgir’, un marchand. Faite de neige, Snegourotchka, tranquillement, se liquéfie. « J’aime et je fonds », dit-elle, au moment où elle ressent l’amour pour la première et dernière fois de sa vie. Disparaissant sous la chaleur du soleil, à la lumière du jour printanier, elle s’évapore, se désintègre. Devenue eau, matière transparente, elle aussi est presque invisible. Elle devient l’absence, la nostalgie : traces a-temporelles.
J’ai peu d’affinité avec le monde de l’opéra. Mais l’idée d’une ville invisible se reflétant sur l’eau d’un lac, îlot central de l’histoire, a tout pour me séduire. Je n’ai plus le coffret de cette œuvre, ni le livret. Mais il me suffit de penser qu’il y a quelque part, dans une autre Russie, près de la Volga, cette ville de Kitiège et Févronia, pour me transporter au bord de ce lac. Là-bas, devant du rien dont le reflet a la forme d’une ville, j’entends résonner les cloches inexistantes d’une cité jamais bâtie…
Mélange
En 1993, j’ai été invité par le centre de production Western Front, à Vancouver, à réaliser une œuvre audio. Là-bas sont nées les premières Sound Signature. Il s’agissait pour moi de faire entendre le son de l’écriture manuscrite. Faire apparaître ce qui est inaperçu, seulement marqué. Un trait d’encre naît en frottant, faisant crisser, aspirant le papier et glissant sur lui. J’ai placé l’écriture sous microscope. Puis j’ai remplacé le verre grossissant par un micro. On le sait, l’infiniment petit et l’infiniment grand sont, pour nous humains, les deux zones où l’invisible prend demeure. Écouter l’enregistrement sonore d’un être humain signer son nom plusieurs fois de suite nous ramène au monde animal. C’est l’insecte qui taille une feuille avec ses mandibules, lacère, déchire. L’animal qui creuse, griffe ou se gratte. Dans le son de l’écriture l’auditeur perçoit comme l’ADN perdu d’un monde parallèle. Le visible semblerait avoir été abandonné trop près des zones du non-être.
Je vivais dans cette dimension, au Western Front, lorsqu’un matin, je vis sur une table un petit carton bleu gris de la dimension d’une carte d’affaires. Sur ce bout de ciel souple je lus l’inscription suivante : Blending the visible with the invisible. On devine quel mot a retenu mon attention. Je tenais dans mes mains cette petite carte en me demandant de quoi il s’agissait. Je l’ai retournée. Au verso je vis le calendrier de l’année en cours. Sur le côté, en lettres minuscules, un nom : Maurizio Nannucci.
Cet artiste est né à Florence en 1939. Il est bien connu pour ses œuvres réalisées avec des tubes de néon lumineux colorés, lesquels forment des phrases envoûtantes. Des textes courts de la même teneur que celui inscrit sur le petit carton. Cet artiste multidisciplinaire a fait également plusieurs installations sonores. Mais pour moi, il reste l’auteur de cette phrase étrange. J’ai longtemps conservé cette petite carte dans mon portefeuille. Puis, je l’ai rangée dans mes dossiers. Les mots se sont déposés en moi. Au point où je les ai cités dans mon roman Là-bas, tout près publié en 1997.(1) Au fil des ans, il s’est passé un glissement dans mon esprit. Le mot blending (mélanger) est devenu blinding (aveugler). Si bien que pour moi, la phrase de Nannucci est devenue : « aveugler le visible avec l’invisible ». Dernièrement, en consultant mes notes de l’époque pour la rédaction de ce texte, je me suis rendu compte du… mélange effectué en moi pendant des années. Mélanger le visible avec l’invisible, l’audible avec l’inaudible, se rapproche des partitions de Satie commentées plus haut. Mélanger, mêler, unir, aveugler… peu importe. Ce qui trouble dans l’assertion de l’artiste italien, c’est la possibilité de fondre des dimensions dissemblables, à la limite du palpable et de l’impalpable…
Hélice
Sur la piste 18 de l’aéroport de Riga, j’attends le décollage de mon avion pour Amsterdam, puis Montréal. Par le hublot, j’observe un avion bimoteur à hélices, immobile. Puis, lentement, une première hélice se met à tourner. Plus sa vitesse de rotation augmente plus elle pâlit, se raréfie, semble disparaître pour enfin devenir tout à fait invisible. Pensant à ce texte à écrire, je me dis que la vitesse est peut-être la condition première pour devenir invisible. L’hélice, passant de l’immobilité du visible à la haute-vitesse de l’invisible, résume en quelque sorte notre passage sur terre. Plus nous avançons en âge, plus l’effacement semble nous gagner. Le lot de nos apparences se mêle aux traces que nous laissons derrière nous. L’avènement de l’invisible touche à l’irréversible.
Vladimir Jankélévitch exprime très bien ce sentiment dans Quelque part dans l’inachevé (Gallimard, 1978) : « La musique repousse à l’infini le visage de notre passé et laisse inassouvies les fêtes du retour ».
Note
(1) Une partie de l’action du livre se déroule au Lightning Field, œuvre de Land Art de l’artiste Walter De Maria.
En avril 1980, l’artiste publiait dans la revue Artforum quelques notes au sujet de cette œuvre. La dernière partie s’intitule : The invisible is real.
© Rober Racine, 2006
Traces, catalogue de l'exposition Tracer Retracer 2, Gingras, Nicole ; galerie leonard & bina ellen art gallery, Montréal, 2006, pp. 57-63 (traduction anglaise) ; pp. 65-71 (original français)