mardi 4 août 1998

Bouddha et le chat




J'ai dû voir cette photographie pour la première fois, vers 1974-1975. À cette époque je m'intéressais davan­tage à Claude Debussy qu'à Érik Satie. Comme bien des gens, j’étais victime des idées reçues concernant Satie. « le bon maître d'Arcueil » : amateurisme, humour, titres insolites, moeurs étranges qu'on a beaucoup exagérés.
Un jour j'y reviendrai.

À l'époque, j'aimais Debussy pour le mystère de sa musique, son élégance vestimentaire, son écriture manuscrite et son regard, taciturne et énigmatique. Les photographies de Debussy me fascinaient. J'ai longtemps regardé, troublé, deux d'entre elles. La première nous le montre sur la plage de Houlgate en 1911. Coiffé d'un chapeau et tenant une ombrelle, Debussy est assis sur une chaise droite en bois, sur le sable, vêtu d'un complet trois pièces. Un regard heureux, presque rieur, bonhomme. Au loin, des gens flânent sur la plage, près de la mer. Je me disais : comme il doit avoir chaud. Et je me souvenais de sa réponse, le 16 février 1889, à la question : « Quelle est votre idée du malheur ? Avoir trop chaud. »
La seconde fut prise en 1916 à Arcachon. Debussy est accompagné de sa fille Chouchou lors d'un pique-nique. Ils sont tous les deux assis au sol dans ce qui semble être une pinède. Tous deux portent un chapeau. Debussy est amaigri, les yeux cernés par le cancer qui l'emportera deux années plus tard. Un regard défait, noir, dur. À leurs pieds traînent un boîtier à jumelles, un panier en osier, un petit sceau renversé tout près de Chouchou.
Deux photographies, deux regards, une présence de la nature : la forêt et la mer. Deux photographies où le compositeur nous regarde droit dans les yeux. Deux photographies où il ne fume pas, lui que l'on savait grand fumeur et qui répondait à la question, toujours en février 1889 : « Quelle est votre occupation favorite ? Lire en fumant des tabacs compliqués. »
Il y a peu de photographies où l'on voit Claude Debussy lire. Celles où il tient une cigarette sont nom­breuses. Il n'y en a qu'une, à mon avis, qui donne l'illusion d'avoir une cigarette aux lèvres ; celle où on le voit avec Érik Satie et une statue de Bouddha devant un miroir. Cette photographie a été prise en 1910 par Igor Stravinsky, chez Claude Debussy, avenue du Bois de Boulogne.

Pendant des années, j'ai cru que Debussy fumait une cigarette sur cette photographie. C'est une illusion. Il s'agit du reflet de son col de chemise dans le miroir.
Flaubert disait qu'il suffisait de regarder une chose longtemps pour qu'elle devienne intéressante. Plus je regarde cette photographie, plus elle m'apparaît nouvelle, changeante, pivotante. Que voit-on?
Claude Debussy regarde Érik Satie qui regarde Stravinsky (l'objectif, nous) qui les photographie en face de la statue d'un Bouddha placée devant un miroir, C’est un cercle, un réseau de regards fixes et mobiles à la fois. C'est une image complexe et riche. Ici Stravinsky s'efface, se cache, disparaît derrière, devant Bouddha. L'image nous montre des duos, des trios qui permutent et nous interpellent sans fin. Debussy-Debussy ; Satie-Satie ; Bouddha-Stravinsky ; Debussy-Bouddha ; Bouddha-Satie ; Debussy-Bouddha-Satie, etc. Il y a là des visages, des profils, des mains, des oreilles, des yeux, des nez, des bouches. Il y a surtout des reflets. Un espace fictif créé par le miroir. Voilà une photographie éminemment moderne, trou­blante. D'abord on croit voir les deux compositeurs, debout, face à face. Or, si on suit l'invitation de Flaubert on voit là un quatuor au centre duquel se tient Bouddha. Des signes mystérieux surgissent. Dépendant du tirage de la photographie, on verra sous la barbe de Satie un « L » blanc énigmatique, sinon ce sera un « I » discret, sinon rien. Sur d'autres tirages on voit clairement le regard de Debussy. Celui-ci est vif, attentif, scrutateur. Il regarde Satie et semble dire : « Toi, je t'ai à l'œil.» Le corps de Satie répond : « Je sais, je sais. Stravinsky n'a qu'à bien se tenir. Je l'ai à l'œil également. » Entre ces regards, Bouddha esquisse un sourire... Sur d'autres tirages de la même pho­tographie, Debussy est plus lointain, détaché. Son regard tombe sur l'épaule de Satie. Ce dernier ne sem­ble plus regarder la caméra. Il louche même. La main gauche de Satie, qui tient une cigarette, est minuscule, étrange. Très blanche. Sa main droite par contre, appuyée sur le manteau de la cheminée semble énorme, disproportionnée par rapport à l'autre. Les mains de Satie reprennent, allégoriquemcnt, la ren­contre des deux compositeurs.
Pendant des années, j'ai eu sous les yeux, la photo­graphie reproduite en page 154, de la monographie de Anne Rey sur Satie publiée aux éditions du Seuil. Celle-ci est cadrée très rapprochée du sujet. On ne voit pas les murs de la demeure de Debussy. Un jour, l'artiste Raymond Gervais me montra un autre tirage de cette photographie :



Là, le cadre est beaucoup plus large. Je fus surpris de voir une partie de l'ameublement, des tableaux dans la pièce où se trouvent les deux compositeurs. On remarque au-dessus de l'épaule gauche de Satie, derrière lui, dans le coin supérieur droit, de la photographie, une petite biblio­thèque sur laquelle se trouve ce qui ressemble à un chat en porcelaine. À ses côtés il y a un portrait encadré. Il s'agit d'un personnage debout, offrant son profil droit, comme Debussy. Lorsque j'ai vu ce portrait, j'ai tout de suite pensé à celui de Thelonious Monk du peintre Richard Jennings qu'on voit sur la pochette du disque Thelonious Monk with John Coltrane. Ce n'est pas lui, bien sûr, mais à chaque fois que je regarde cette photographie de Satie et Debussy, je me dis: « C'est Monk là-haut, près d'un chat. » II y a donc Debussy, Bouddha, Satie, un chat, Monk, et Stravinsky omniprésent, faisant corps avec la caméra. Ils sont tous debout, sauf Bouddha et le chat.

Satie et Debussy avaient une passion pour Flaubert. Celui-ci possédait également un Bouddha dans son cabinet de travail à Croisset. À la fin de sa vie, Monk, dans un temps immobile, quasi monolithique, vivait entouré de dizaines de chats dans la demeure de la baronne Pannonica de Kœnigswater, à Weehawken, au New Jersey en face de New York. Monk, le Bouddha dansant au piano.
Flaubert, l'homme-plume, gueula ses phrases debout dans le gueuloir de Croisset. Satie, tel un Socrate moderne, passa les vingt-sept dernières années de sa vie seul, à composer et méditer dans une petite chambre à Arcueil où nul n'entra, dit-on, sauf, peut-être, quelques animaux. Debussy, en famille, inventa une image de l'infini en musique.
Entre le sourire de Bouddha et le cliché de Stravinsky se tiennent deux hommes qui ont marqué l'Histoire de la musique française au xx˚ siècle. Deux hommes pour qui le temps a une sonorité propre. Deux regards face à l'Autre. Deux attitudes face à la contemplation.



© Rober Racine, 1998

The Acoustic Gaze Le Regard acoustique: Raymond Gervais et Rober Racine, catalogue de l'exposition du même titre. Thériault, Michèle; Oakville Galleries, Oakville, Ontario, 1998, pp. 39-40 (traduction anglaise ), pp. 41-43 (original français ).


Photos : Igor Stravinsky. 1910. Fondation Érik Satie, Paris. Remerciements à madame Ornella Volta.

vendredi 21 mars 1997

Cage/Satie : le silence vertigineux


Quelques rencontres avec John Cage sans jamais l'avoir regardé dans les yeux.

«Moi seul suis humain, tout le reste divin. »
L'Innommable, Samuel Beckett.

C'est la nuit. J'observe la comète Hale-Bopp en écoutant Four3 (1991) (1) de John Cage. Une œuvre pour deux pianos, violon et douze « bâtons de pluie » (rainsticks) basée sur le thème des Vexations d'Érik Satie.
Entre ces deux événements, la comète et Four3, il y a correspondance, réponse, écho de trajectoires. Une image commune les relie pour moi : l'immo­bilité dans ce qu'elle a de plus vertigineux. Paradoxe du mystère.
La comète file à une vitesse folle, à des milliers de kilomètres de nous, de notre centre. Elle effleure à peine notre vision. Il y a là-haut un point fixe, une douce lueur qui scintille au nord-ouest. Le phénomène reviendra dans quelques dizaines d'années. Tout près de la répétition, récurrence astronomique, la comète est un thème qu'on reconnaît, devine. Il offre de multiples variations de tempi, de couleurs, de motifs. C'est une vitesse qui se consume pour nous faire rêver.
Four3 me rappelle cette rencontre entre un thème, Vexations (1893-1895) pour piano d'Érik Satie, et l'auditeur observateur. La comète Vexations revient presque cent ans plus lard sous la forme de Four3, une autre forme, quelque peu altérée, mais dont le vacillement demeure.
Comme Vexations, la comète Hale-Bopp et Four3 nous offrent une expé­rience de contemplation et de méditation, dans le calme et le silence de la nuit.
Dans la nuit du 10 avril 1977, je rencontre pour la première fois le duo Cage-Satie. C'est par l’entremise des mots que cela se produit : le livre d'Anne Rey (1974) sur Érik Satie, Je dis « les mots » et non les sons puisque ce sont eux qui m'ont introduit à la pensée des deux compositeurs. À la page 171, l'auteure cite un texte de Cage tiré de Silence (1961, p.78) à propos de Satie, plus spécifiquement des Vexations : « [...] Certes, on ne pourrait pas supporter une exécution de Vexations [qui dure, selon moi, vingt-quatre heures : 840 répétitions d'un morceau de 52 mesures à structure répétitive : A, A1, A, A2, chaque A ayant 13 mesures de long), mais pourquoi y songer ? » Ce texte me provoqua. J'écrivis en bas de page : « Faut y songer et surtout jouer cette pièce. La musique doit être entendue et écoutée, non pas lue. » Sans le sa­voir, Cage venait de me lancer un défi.
Cage a publié son texte en 1958. C'est en 1963, au Pocket Théâtre à New York, qu’il exécuta Vexations avec un groupe de pianistes ; puis en 1966 pour une durée de 18 heures 40 minutes (1 X 840 ?...).
Pour ma part, j’ai exécuté à quatre reprises, en solo, les Vexations : le 4 novembre 1978 à Montréal en 14 heures 8 minutes, à Arthabaska le 15 décembre 1978 en 17 heures 59 minutes ; à Toronto le 13 janvier 1979 en 19 heures ; enfin le 19 mai 1979 à Vancouver en 17 heures. (2)
Aujourd'hui, je me dis que le texte de Cage et son fameux
« pourquoi y songer » m'ont ouvert la porte d'un monde insoupçonné.
Pas plus que la comète Hale-Bopp, je n'ai jamais rencontré John Cage. Je l’ai effleuré quelques fois. Ce fut d'abord par le livre d'Anne Rey sur Satie. Je me souviens de ma fascination devant le dessin du schéma formel pour Cartridge Music (page 172). Je me suis dit à ce moment-là : j'aimerais écrire de la musique comme cela. Déjà le paradoxe de l’écriture... Puis ce fut la lecture de ses textes regroupés dans Silence ; enfin les merveilleux entretiens avec Daniel Charles : Pour les oiseaux (Cage, 1976). Ma première impression musicale avec le monde de Cage fut à la radio par l’audition du Quatuor à cordes et quelques pièces pour piano préparé qui m'ont envoûté. J'avais à peine vingt ans.
Au début de janvier 1979, j'exécutai pour la troisième fois, en solo, les Vexations à la Music Gallery à Toronto. John Cage était de passage à Montréal. C'est le regretté Claude Vivier qui m'apprit sa venue. Claude m'a dit qu'il avait discuté de virtuosité avec Cage. L'idée intéressait Cage parce qu'elle lui permettait de « réaliser l’impossible ». J'écoutais le récit de Vivier et je me disais : la vie est étrange. Pendant que je joue Vexations à Toronto, Cage est à Montréal.
J'aurais aimé le rencontrer pour lui poser une seule question : comment s’y élait-il pris pour compter les 840 motifs de Vexations ? C'est tout. Une demande « technique », diront certains, mais incontournable pour qui veut exécuter Vexa­tions intégralement. Comment capter le pouls d'une œuvre, suivre les batte­ments de coeur d'une nuit, d'une vie ?
Personnellement, ma solution fut très simple. Sur une toute petite boîte (20 X 20 cm) j’ai enfoncé, au préalable et à mi-hauteur, 840 épingles que j’abais­sais complètement après exécution d'un motif lors du concert. En alignant vingt et une rangées de quarante épingles, j'obtenais ainsi une idée générale, mais jamais précise, du compte. Cette boîte est placée sur le piano, juste au-dessus du clavier. Après avoir joué plusieurs motifs, l'action d'enfoncer l’épingle correspondante fait partie intégrante de la gestuelle pianistique de l'œuvre, C'est pour moi la façon idéale de compter les 840 motifs de Vexations pour une exécution solo. Un clavier à épingles, donc, silencieux en réponse peut-être au piano préparé de Cage. Avec ce dispositif, j'ai placé sur le piano une boîte à silence, une façon d'accompagner et de noter le déroulement de l'oeuvre. Par le piano préparé, Cage a aussi trouvé une façon, toute simple, de modifier la nature d'un objet (piano) pour en révéler une dimension nou­velle, différente. Il ne faut pas oublier que dans les deux cas, il s'agissait de trouver une solution à un problème précis ; sans plus. (3)
De Vexations au « silence » de 4'33", il y a plus d'une similitude. La parti­tion de Vexations se termine par un silence : celle de 4'33" par le son : celui de la vie. C'est le complément parfait. Il s'agit d'une coïncidence poétique, d'une rencontre idéale. Imaginez une version de 4'33" pour piano préparé ; ou Vexations encore...
En écoutant Four3 où le thème des Vexations est présenté, taillé, modelé par le silence de façon aussi sensible, je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a chez Cage la réalisation d'un idéal musical entrevu par Satie. En cela, la musique de Cage est une merveilleuse écoute du monde spirituel de Satie.
À qui sait écouter ces silences, une grande leçon d'humilité est offerte ici.
Hale-Bopp est légèrement à gauche maintenant, un peu plus au nord-ouest. Comme si la comète effectuait un déplacement stéréophonique.
Cela me rappelle la voix et le grand rire d'enfant de John Cage. La pre­mière fois où j'ai entendu son rire et sa voix ce fut à l'audition d'un documen­taire radiophonique réalisé par Glenn Gould sur Arnold Schœnberg. C'était en 1984 et je préparais pour la FM de Radio-Canada un documentaire sur Gould. Dans le documentaire sur Schœnberg, Cage évoque sa rencontre avec l'auteur du Pierrot lunaire en terminant son témoignage par un éclat de rire. Tellement communicatif que Gould essaie de retenir son propre rire durant l'en­tretien. Pour moi, la beauté de ce passage radiophonique tient à ceci. Au montage, Gould a diffusé ce rire en le faisant passer du haut-parleur droit au haut-parleur gauche, doucement. Comme si la voix et le rire de Cage étaient un arc-en-ciel sonore au-dessus de l’esprit de Schoenberg. Mystérieuse rencontre : Schœnberg, Gould et Cage. Du silence de l'Europe aux rires de l'Amérique, notre écoute et celle du monde.
Là où j'ai éprouvé une grande émotion avec John Cage, peut-être la plus forte, c'est en l'écoutant lire les mots du mesoslic Sculpture Musicale (1985).(4)
La voix d'un être humain est unique et le résume parfois tout entier. Celle de Cage lisant sa poésie reflète celle de l'enfance. Ce temps de l'innocence où il n'y a jamais de tension dans le regard, juste une interrogation, une quête ; aucune prétention. Comme si le don offert était l'âme de l'attente. La fragilité de sa voix, peut-être parce qu'il parle français, peut-être parce qu'il s’agit de mots tout simples, rejoint le « presque rien » du tissu sonore de Four3. C'est ce qui fait sa force et sa densité. Comme la petite lueur de la comète Hale-Bopp dans le ciel, ces quelques traînées de sons transportent avec elles la poésie de ce qui naît.
Comme Satie, Cage a joué du piano, composé de la musique, collaboré avec des danseurs, fréquenté le milieu des arts visuels, lu des conférences, écrit et publié plusieurs arlicles, exploré les nouvelles technologies de son époque, communiqué son humour. II a dessiné également.
En 1989, John Cage est venu à Montréal et a exposé à la galerie Graff plusieurs de ses dessins. Ce fut une autre occasion où j'aurais pu le rencontrer et réaliser une entrevue pour le FM de Radio-Canada. C'est mon collègue d'alors, le critique d'art Gilles Daignault, qui eut ce plaisir. Par un pur hasard, autre coïncidence poétique, le jour où j'aurais pu réaliser cet entretien, j'avais l'opportunité d'aller à Cap-Tourmente observer et entendre le spectacle fasci­nant des grandes oies blanches. J'avoue avoir hésité entre rencontrer John Cage ou vivre celle expérience dans Charlevoix. Puis, je me suis dit que Cage aurait fait le voyage à Cap-Tourmente. Il m’aurait sûrement dit : il y a là-bas autant, sinon plus, à apprendre.
Aujourd'hui, je souris en me disant que j'ai contourné Cage... pour les oiseaux.
En 1993, j'ai été invité à présenter une oeuvre visuelle pour l'exposition «Not wanting to say anything about John» Hommage à John Cage. L'exposi­tion s'est tenue à l'École des beaux-arts de Rouen en France et réunissait des oeuvres multimédias de 35 artistes internationaux.
(5)
Pour l'occasion, j'ai réalisé La musique d'une Cage, c'est-à-dire la Page-Miroir N° 234 contenant le mot « cage ». Cette page, qui est extraire du dictionnaire Le Petit Robert, édition 1979, est enluminée et déposée sur un miroir. Il y a sur la page, à l'intérieur et autour des mots, plusieurs types de notations : graphique, linguistique et musicale. Pour cette dernière, j'ai extrait de la définition du mot « cage » le nom des notes de la gamme que l'on retrouve dans plusieurs mots de la langue française (résolution, famille, faut. silence, etc.). J'ai souligné ces notes telles qu'elles apparaissent dans la définition : de haut en bas, de gauche à droite. Puis j'ai simplement reporté le tout sur une portée. Comme toujours dans ce cas, la consigne de jeu est minimale : un mot = un temps. S'il y a une seule note dans un mot (silence), cela donne une noire ; deux noires (famille), deux croches, etc. Cette œuvre correspond bien à l’esprit ludique de Cage. Pour ui, le mot, l'objet, l’image, la matière, le mouvement, le son ou tout autre élément peut révéler une musique secrète, cachée.
Four3 se termine doucement. Elle laisse dans ma mémoire un calme bienfai­sant. Hale-Bopp poursuit une route que ma rétine ne capte plus maintenant. Chaque oeuvre possède sa nuit et son jour. Chaque œuvre offre un spectre infini de nuances et de possibilités. À la fois fugitive et prisonnière de sa propre forme, la musique transcende notre écoute pour révéler une face cachée de nous-mêmes. Dans ses entretiens avec Daniel Charles, Cage définit le rythme comme « quelque chose d'inattendu, d'irrelevant » (Cage, 1976, p. 224), Il faut être disponible, saisir l’occasion, suivre une attirance, même si elle nous semble incompréhensible sur le moment.
Satie m'a présenté Cage qui à son tour m'a fait découvrir le monde vertigi­neux des Vexations. L'un et l’autre sont pour moi l’exemple parfait de l’artiste qui s'interroge face à l'art et la création, face au monde dans lequel il évolue. Tous les deux ont une faculté d'émerveillement et de questionnement unique. Elle s'exprime dans leurs écrits, compositions musicales, dessins, conférences, actions sur leurs contemporains. Il y a plus : ils proposent chacun à leur ma­nière une attitude face à la vie et nous invitent à prendre le temps. L'Histoire retiendra peut-être de Cage ce qu'elle a retenu de Satie. Je ne sais pas.
Érik Satie a correspondu avec Claude Debussy comme John Cage avec Pierre Boulez. Une amitié et un respect mutuels existaient entre eux. Certes, il y aurait un texte fascinant à écrire sur ces quatre musiciens, mais pourquoi y songer ?...

© Rober Racine, 1997


(1) Cage, John, «The Number Pieces 1», The Complete John Cage Edition, volume 12, Radio-France/Mode Records, Mode 44, 1995

(2) Pour le récit de ces exécutions, je renvoie le lecteur à mon texte « Vexations » (Racine, 1979, pp. 50-53).

(3) Dans mon cas, il s'agissait de trouver une façon simple et discrète de compter les 840 motifs de l'oeuvre dans l'aide d'une autre personne. Dans le cas de Cage, le piano préparé fut « inventé » pour remplacer un orchestre d'instruments de percussion impossible à loger dans un théâtre pour accompagner le ballet Bacchanale de Syvilla Fort en 1939. Cf. Cage (1976), pp. 29-30.

(4) « Music by Marcel Duchamp», DDD/Éditions Block, EB 202, 1991.

(5) II s'agit, dans l'ordre alphabétique, de Laurie Anderson, Michel Aubry, Dominique Bailly, Gavin Bryars. Jean-Paul Berrenger, Mark Brusse, John Cage, John Cale, Daniel Charles, Brian Eno, Esther Ferrer, Robert Filliou, Richard Hamilton, Dick Higgins, Tom Johnson, Soun-Gui Kim, Alison Knowles, Richard Kostelanetz, Jean-Jacques Lebel, Joan Logue, Charlotte Moorman. Max Neuhaus, Yoko Ono, Nam June Paik. Philippe Parreno. Rober Racine, David Revill. Erik Samakh, Carolee Schneemann, José-Maria Sicillia, David Tudor, Greg Ulmer, Ben Vautier. Eric De Visscher, Huang Yong Ping. L'exposition, organisée par Jean-Jacques Lebel, s'est tenue du 3 au 30 juin 1993.

CAGE, J. (1961), Silence, Meddletown, Wesleyan University Press.
CAGE, J. (1976), Pour les oiseaux, entretiens avec Daniel Charles, Paris, éditions Pierre Belfond.
RACINE, R. (1979), « Vexations », Parachute, n° 15, été, pp. 50-53.
REY, A. (1974), Érik Satie, Paris, Seuil.


Circuit
, revue nord-américaine de musique du xx' siècle, Vol. 8, No. 2, Montréal, 1997

mardi 22 mars 1994

L'écriture et la musique

Pourquoi s'interroge-t-on sur la musique ? Pourquoi vient-elle nous hanter ? Pourquoi, parfois, sommes-nous si dé­munis devant son mystère, sa force ou sa durée ? Pourquoi cet élan du temps vient-il nous prendre par la main, par le cœur, pour cheminer avec nous entre !a quête et l'absolu, l'éblouissement et les larmes ? Je ne sais pas. La réponse se trouve sans doute dans la musique.
Vladimir Jankélévitch écrit dans La musique et l'ineffa­ble : « La musique n'est-elle pas une sorte de temporalité en­chantée. »
Qui sait...
Depuis plus de vingt ans, elle m'accompagne ; à la fois secrète et généreuse. Pourtant, elle demeure inexplicable... Peut-être parce qu'elle n'a pas à être expliquée, mais écoutée.
J'ai composé de la musique, j'ai joué mes œuvres en concert ; malgré cela, je reste sans mots devant l'expérience musicale. C'est comme si je devais parler de la respiration, de l'air ou du ciel-
Imaginez... L'écrivain et le ciel. Le compositeur et le ciel.
La musique a changé ma vie. Elle m'a donné le goût de la lecture et de l'écriture. Elle a été un déclencheur, une porte ouverte sur la recherche et la création. La musique m’a mon­tré la solitude, l'écoute et la réécoute. Un silence nouveau s’est présenté à moi.
À quinze ans, j'ai eu un coup de foudre pour le piano. J'ai alors exploré cet instrument avec passion. Puis, j'ai étudié la théorie musicale, la notation, lu plusieurs biographies de compositeurs. Mon choix était fait : je consacrerais ma vie à la création.
Je n'ai jamais pensé qu'il puisse y avoir un rapport par­ticulier entre l'écriture et la musique. Pour moi, c'est lié. Je ne privilégie pas un mode d'expression par rapport à l'autre. Parfois, seuls les sons conviennent à l'idée. Ou bien alors, les mots suffisent à rendre telle émotion, telle image, tel senti­ment.
C'est très étrange.
Pourquoi écrit-on un quatuor à cordes plutôt qu'une œuvre orchestrale ? Là, quelque chose nous dépasse, je crois. On joue quelques notes, un accord, naît un motif, une réso­nance, une phrase, et l'on sait, l'on sent qu'il faut telle ou telle formation. Il y a une sonorité, un mouvement, une cou­leur, une intensité à capter. On entend une masse ou une ligne. Peut-être en est-il ainsi lorsqu'un écrivain opte pour le roman plutôt que la nouvelle.
La musique offre une autre dimension, un autre temps. II y a un paradoxe en elle. Elle est double, triple, multiple. En cela, elle est très humaine puisque nous avons tous, je crois, des vies polyphoniques. Je la ressens comme une immobilité en mouvement. Un glissement imperceptible qui va du soupir à la véhémence, le temps d'un regard, d'un geste.
La musique crée des réseaux de distances infinies. Elle est à la fois très proche et très éloignée de nous. Elle surgit à tout instant dans notre mémoire, notre souvenir, notre vie.
Pourquoi, tout à coup, comme ça, se met-on à chanter, fredonner ? La musique vient nous chercher, traverse notre rythme.
Lorsque je lis (des mots), le silence me parle. Lorsque J'écris, le silence s'aligne, se déroule sur la page ou l'écran. Lorsque j'écoute la musique, la durée me parle, me touche. Elle cherche, médite ; hésitante et décidée à la fois. Elle est une tension fragile et redoutable, empreinte d'interrogation et de réminiscence. Elle exprime une simultanéité de déroule­ments divers, de vitesses quasi intemporelles.
Alors les mots et les sons se répondent. Ils s'observent, s'inventent et célèbrent. Pour certaines personnes, ils ne peu­vent vivre ensemble. Personnellement, je les sens complices. Ils s'invitent, chacun ayant son monde à cerner, à parcourir, à transcender.
Certains compositeurs affirment écrire de la musique, d'autres composent de la musique. C'est une question d'atti­tude, je crois.
Un jour, je demandai au regretté Claude Vivier comment il composait sa musique. Il me répondit: « Par couleurs. » J'ai voulu en savoir davantage. Il alla au piano et plaqua une série d'accords dans le registre aigu en me disant: « Tu vois... C'est par couleurs. »
Couleurs et mystère de la musique. Sonorités diverses de l'écriture. Soudain, il y a du sens, du non-dit à rendre visi­ble, audible. Il y a cet invisible, ces tensions et ces souffles à communiquer. II y a l'inexprimable à offrir. Une expérience limite, des mondes entr’aperçus à codifier, noter, transmettre.
Le thème L'écrivain et la musique — l'écriture et la mu­sique — m'offre l'occasion de renouer avec le souvenir d'une pratique qui reste pour moi très étrange.
J'aimerais comprendre et saisir le ciel. Je pourrais alors écrire une musique qui serait le ciel de chaque être...

© Rober Racine, 1993



La musique et l'écrivain, communications de la 21' Rencontres québécoises internationales des écrivains, Éditions de L'Hexagone, Montréal, 1994, pp. 109-111.
Communications de : Gilles Archambault, Ginevra Bompiani, Gaston Compère, Raphaël Confiant, Denise Desautels, Jean Éthier-Blais, Shusha Guppy, Oana Orlea, Fernand Ouellette, Rober Racine, Marie Redonnet, Lasse Söderberg, Judith Thurman.